mercredi 16 juillet 2008

Villages de Khevsourétie : entre archaïsme et XXIème siècle

Article paru dans caucaz.com, édition du 02/07/2008
Par Nicolas LANDRU à Djouta, Chatili

© Nicolas Landru, oratoire en Khevsourétie

Djouta est un petit village d'une trentaine de familles. Il se trouve au coeur des massifs orientaux du Grand Caucase géorgien qui culminent au Mont Kazbek (5033m), sur le versant nord de la chaîne, à 7 kilomètres de la frontière Ingouche (Fédération de Russie). A 2200 mètres d'altitude, c'est le deuxième lieu habité le plus haut d'Europe - si l'on y est bien en Europe -, après Ouchgouli en Svanétie, Géorgie orientale. Perché tout en haut d'une profonde vallée, Djouta se trouve aux confins des régions géorgiennes historiques de Khévie et de Khevsourétie. Au-dessus du village, il n'y a plus âme qui vive, et les seules traces de civilisation que l'on y trouve sont des sanctuaires de pierres sèches, petits oratoires aux confins du christianisme et du paganisme.

Coupé de la Khevsourétie proprement dite par le massif de Tchaoukhi (3842m) et relié par la route à Stépantsminda (Khazbégui), chef-lieu de la Khévie, Djouta est habité par des Khevsoures, groupe clanique à part en Géorgie. Au village, il serait inutile de demander à parler à Monsieur Arabouli, car tous les habitants s'appellent Arabouli, nom vraisemblablement d'un ancêtre commun. Ailleurs en Khevsourétie, ce nom est omniprésent.

Les Khevsoures, entre mythes et réalité

Les Khevsoures - environ 700 familles en tout - sont un groupe à part parmi les Géorgiens, idéalisés par le romantisme national comme garants de l'identité et de la foi géorgiennes, vus en guerriers portant de curieuses cottes de mailles de croisés, portant haut la croix orthodoxe, combattant incessamment musulmans Tchétchènes, Perses ou Daghestanais. Et détenteurs de traditions païennes jamais éteintes, ils auraient conservé l'âme des antiques géorgiens même à travers le Christianisme.

Le poète géorgien du XIXème siècle Vaja Pchavéla, lui-même originaire de la Pchavie attenante à la Khevsourétie, chantait leur bravoure et leur amour de la nature. Mais dans les années 1950, alors que le « communisme national » lançait un renouveau de la construction nationale et déterrait le mythe du pur Khevsoure pour le public de Tbilissi, la moitié de la Khevsourétie était « déportée » vers des régions de plaines, la Kakhétie, la Kvémo Kartlie ou Tbilissi. L'industrialisation massive avait besoin de bras pour faire marcher usines et kolkhozes alors sorties de terre au milieu de la steppe – et aujourd’hui presque entièrement ruinées. De plus les turbulents Khevsoures, jamais réellement domptés par une autorité extérieure à leurs communautés, posaient des problèmes de soumission au régime soviétique. Antagonisme entre action politique et propagande, le régime ne semblait guère s'en soucier. Le village de Chatili, un Aoul médiéval (village fortifié du Nord Caucase), devenait l'icône de la Géorgie des montagnes à travers le cinéma, juste après que ses habitants en étaient arrachés.

A Djouta, géographiquement en Khévie, la population n'a pas été déportée. Mais ce n'est pas un hasard si Iago, homme du village éduqué à Khazbégui puis à Tbilissi qui tente de reconvertir le village dans le tourisme, a épousé une Khevsoure du sud de la Kakhétie, où la famille de celle-ci avait été déportée dans les années 1950. Ce scénario est répandu : les Khevsoures épousent des Khevsoures, et dans les familles déportées, on essaiera souvent de marier sa fille à un homme ayant gardé un pied d'attache en Khevsourétie.

Des conditions de vie austères

La population restée quant à elle dans les montagnes n'a jamais eu la vie facile. Le grand-père de Iago, berger, a été emporté dans une avalanche. L’enfance de Iago s'est passée coupée du monde, sans électricité, dans une maison où bêtes et hommes se côtoyaient. Architecture frugale, les murs de sa maison sont en partie recouverts de bouse de vache séchée en guise d'isolation.

Djouta ne possède l'électricité que depuis l'automne 2007. Un pipeline acheminant du gaz y avait été installé à l'époque soviétique, sortant le village de son isolement ancestral. L'un des endroits les plus froids de Géorgie, il peut être coupé du monde jusqu’à 8 mois de l'année, pris dans les neiges. Aucun programme gouvernemental ne prévoyant de réparer et de sécuriser les routes, cette situation semble devoir continuer à l’avenir comme auparavant.

La pomme de terre est la seule récolte envisageable à Djouta, trop haut pour d'autres cultures. Les habitants possèdent avant tout des vaches, produisent beurre et fromage. Les autres produits sont acheminés des terres plus basses. A l’époque soviétique, on se rendait à Vladikavkaz en Ossétie du Nord, qui n’est jamais qu’à une soixantaine de kilomètres. Mais maintenant, la frontière russo-géorgienne étant quasiment close, on achemine les biens de Tbilissi à Khazbégui (plus de 180 km), puis de Khazbégui à Djouta.

Bien des anciens du village ont été bergers, « individuels » dans leur jeunesse, puis « collectifs » à l'époque soviétique, lorsque les troupeaux de moutons étaient collectivisés, et que plusieurs bergers devaient parcourir des centaines de kilomètres avec des centaines de milliers de bêtes. Lagaza, le père de Iago, accompagnait ces immenses troupeaux depuis la Khevsourétie jusqu’à la Mer Caspienne au Daguestan.

Un pied dans les traditions

Porteuses de rudes conditions de vie, les montagnes ont aussi maintenu plus longtemps qu'ailleurs d'ancestrales traditions. Jusqu'à il y a une trentaine d'années, le costume « tribal » aurait encore été porté à Djouta. Aujourd'hui encore, malgré la pression de l'église orthodoxe parmi la société géorgienne, le curieux syncrétisme des Khevsoures s'est maintenu, en contrastant d'ailleurs singulièrement l'image des défenseurs acharnés du christianisme qui colle aux Khevsoures dans les représentations nationales. Ces derniers n'ont pas de clergé, pas d'église, mais des lieux sacrés, où se mélangent culte des saints, de la croix, des ancêtres, et rites animistes.

Lors de festivals religieux, les Khevsoures se rassemblent dans le lieu sacré du village, souvent une cabane entourée de pierre à l'extérieure du village. Les femmes s’y voient interdites, elles « amèneraient l’impureté dans ce lieu ». Elles vivront le festival de leur côté, rassemblées dans l'école ou dans un autre espace commun. Dans le lieu sacré, c'est l'Ancien du village qui préside au culte, porte des toasts en guise de prière.

Jusqu’à l’époque soviétique, les communautés vivaient sans hiérarchie fixe ; le Khévisbéri, l’Ancien de la tribu ou de la confédération tribale, présidait au culte et aux choses militaires. Ce statut de l’Ancien s’est symboliquement conservé lors des rituels. Après son office, on sacrifiera un mouton - voire un boeuf dans certaines circonstances. Puis on festoiera ensemble, se délectant de l'animal sacrifié et buvant la gnôle ou la bière fabriquées sur place. A chaque festival, deux familles sont responsables de l'organisation et de l'approvisionnement en denrées. Le poids financier de la fête pèse ainsi tour à tour sur différentes familles, qui ont aussi le temps d'économiser pour le prochain festival qu’elles devront organiser.

Le clergé orthodoxe d'autres régions de Géorgie ne voie pas d'un bon oeil la survivance de ces traditions païennes en Khevsourétie. A commencer par la Khévie voisine, à l’identité très orthodoxe : le patriarche de l'église géorgienne, Illia II, est originaire du village de Sno, à moins de 15km de Djouta. Les orthodoxes tentent, comme dans la Touchétie voisine, de mener des campagnes de "dépaganisation" de la région. Ils investissent des lieux vénérés par la mythologie nationale, comme l’Aoul de Chatili. Mais ils semblent pour l'instant avoir trouvé peu d'écho parmi ces communautés montagnardes qui vivent encore repliées sur elles-mêmes en vivant leurs traditions ancestrales, et qu'aucune autorité extérieure, pas même les soviétiques, n'ont réussi à pleinement soumettre. Reste à voir si la construction nationale qui se déroule de nos jours en Géorgie n’aura pas un jour raison de ces particularismes.

Des aspects résolument modernes

Aujourd'hui, une bonne partie des familles de Djouta, dont les jeunes sont établis à Tbilissi - et surtout dans ses banlieues -, passe la mauvaise saison dans la capitale géorgienne, puis remontent à Djouta de la fin du printemps à la mi-automne. Certaines, néanmoins, passent toute l'année ici, et font le plein de farine, de sel ou de sucre avant les premières neiges, pour pouvoir tenir les 6 à 8 mois d'isolement. A la fonte des neiges et avant l'arrivée de l’hiver, c'est tout un convoi qui s'achemine vers Djouta depuis Khazbégui, le chef-lieu de Khévie, et même depuis Tbilissi, pour approvisionner ses habitants. En minibus qui pourra y grimper malgré l'état désastreux de la route ou en jeep soviétique "Niva" jusqu'au bas du village, vers l'école ; puis à dos d'âne à travers le village qui s’étale sur une pente raide.

La proximité de la frontière de la Fédération de Russie a engendré une forte présence militaire en Khevsourétie. Frontière Tchétchène à Chatili, Ingouche à Djtoua : les conflits nord caucasiens des dernières décennies ont militarisé la région jusqu'à la paralyser. Jusqu'en 2004-2005, le visiteur devait demander une permission au ministère de la défense pour pouvoir s'y rendre. Mais l'armée Russe a vaincu la guérilla tchétchène et la situation s'est apaisée. A présent, la frontière est pour les Khevsoures une ressource : la plupart des jeunes des villages frontaliers travaillent comme gardes-frontières. Sans cela, en Khevsourétie, la situation serait incomparablement plus difficile.

L'éventualité récemment évoquée par le ministère de la défense de ne plus employer des locaux (pour toutes les raisons d'interférences, de cooptation ou de corruption que l'on peut imaginer) à ces frontières, mais d'envoyer des soldats « centraux », a créé de forts remous dans la région. Mais ces projets semblent s'être enlisés, et pour un temps au moins, la région pourra vivre de l'activité militaire. D'autant que possédant des véhicules modernes et tout l'équipement nécessaire, l'armée est un allié incomparable des habitants pour dégager les routes bloquées par les avalanches, dépanner les tracteurs enlisés ou amener un voisin d'un village à l'autre.

Mais la pénétration du XXIème siècle et de la modernisation qui l’accompagne dans cette région reculée du Caucase prend parfois des voies insoupçonnées. Côté nord Caucase en haute Khevsourétie, région vidée de ses habitants dans les années 1950 où quelques familles seulement sont retournées s’établir à partir de la fin des années 1970, le téléphone portable ne passe pas. Alors qu'en basse Khevsourétie, qui s'étale sur le versant donnant sur Tbilissi et qui est toujours reliée à la capitale, la centralisation avance à petit pas et les relais téléphoniques ont été installés. Pourtant, la famille de Chota Arabouli, qui vit à Korcha en basse Khevsourétie, a envoyé l'un de ses fils en internat à l'école de Chatili, en haute Khevsourétie, à quelques 3 ou 4 heures de 4x4 par une route praticable seulement entre juin et octobre... Parce qu'à Chatili, aux confins de la civilisation, on reçoit Internet par satellite !

Reste que la Khevsourétie accueille chaque année un peu plus de touristes, qui ouvrent d’autres perspectives à cette région qui contient encore des systèmes de valeurs contrastés et renvoyant à des époques différentes.