Article paru dans Caucaz.com le 31/05/2010
Par Nicolas LANDRU
En Géorgie, les élections municipales, scrutin décisif de l’année 2010, ont reconduit sans surprise le candidat sortant du Mouvement National au pouvoir, Guigui Ougoulava, à la mairie de Tbilissi. Meneur d’une campagne qui a démontré une maîtrise impeccable des médias, ce politicien de 35 ans, l’un des plus jeunes maires au monde d’une capitale, est l’homme montant de ce pays du Caucase. Alors que le président Mikheïl Saakachvili voit sa popularité éreintée après six ans de pouvoir et que son dernier mandat légal prendra fin en 2013, le maire de Tbilissi affiche le profil propre, jeune et dynamique d’un parfait présidentiable.
Guigui Ougoulava a été réélu pour un second mandat de quatre ans le 30 mars, par le premier scrutin au suffrage universel pour une élection municipale en Géorgie. Ce poste, a fortiori avec la légitimité tirée du suffrage universel, est un tremplin idéal dans le système politique géorgien très centralisé sur Tbilissi. L’immense majorité de la vie politique du pays se produit dans la capitale qui concentre environ un tiers des habitants ; la politique municipale y a pour ainsi dire une importance nationale. C’est d’ailleurs cette position – alors intitulée « président du conseil régional (Sakréboulo) de Tbilissi » – qu’occupait Saakachvili à partir de juin 2002, jusqu’à sa candidature à la présidence, victorieuse grâce à la révolution des roses. Autant dire qu’elle est stratégique et symbolique.
Un maire discret mais couronné de succès
L’arrivée d’Ougoulava à la tête de la municipalité a coïncidé avec un remaniement en profondeur des infrastructures de la ville. La liste est longue pour une cité qui était épuisée : développement fulgurant de l’économie, floraison des commerces et des bureaux, réparation des routes, introduction d’un système de transports publics officiel et fiable, réhabilitation de l’approvisionnement en gaz et en électricité… encore : boom immobilier, rénovation des façades d’avenues prestigieuses (Roustavéli, Tchavtchavadzé), reprise en main de bâtiments d’apparat et nouvelles constructions, réduction considérable de la criminalité de rue. En somme, le visage d’un Tbilissi sévèrement touché par les cataclysmes des années 1990 s’est radicalement retourné vers la lumière.
Sorte de vitrine du réformisme du pouvoir révolutionnaire, le Tbilissi d’Ougoulava expose indéniablement les points forts du régime : création d’une nouvelle dynamique économique, modernisation (au moins en façade) des infrastructures, lutte contre la corruption et la criminalité. Rapidement pourtant, le président Saakachvili et son équipe gouvernementale se sont trouvés confrontés au tourbillon du mécontentement populaire de la capitale, aux prises avec les questions des libertés, de l’autoritarisme, de la démocratisation, des régimes séparatistes, puis de la guerre. Mais le maire de Tbilissi, lui, a construit son image sur les réussites du système, sans pour autant s’associer aux points sensibles qui minent en profondeur le système Saakachvili et sauraient être en mesure de provoquer son effondrement.
Ainsi, Ogoulava a joué depuis quatre ans le rôle confortable de « double du pouvoir » sur le terrain de la capitale, sans avoir à assumer les responsabilités des dirigeants nationaux. Si dans une première période, le maire de Tbilissi a pu sembler être une figure de paille de Saakachvili, sans grand charisme ni dimension individuelle, la différenciation des images semble aujourd’hui porter ses fruits pour le jeune disciple. Pendant la période d’intenses troubles intérieurs, de fin 2007 à mi-2009, l’opposition a rarement jeté son anathème sur sa personne, alors qu’elle fustigeait le président, mais aussi ministres et députés tels que Vano Mérabichvili, Guigua Bokéria ou Kakha Bendoukidzé.
Une campagne « parfaite »
Depuis l’automne 2009, Ougoulava a entamé une campagne sans précédent dans l’histoire politique géorgienne. Parfaitement relayé par les médias (pour la plupart pro-gouvernementaux), profitant de l’essoufflement du mouvement d’opposition et du manque d’initiative de ses leaders, Ougoulava a paru combler le vide laissé par l’impopularité sous-jacente du président, quasiment sur toutes les lèvres, que les opposants n’ont pas pu ou su détourner à leur profit.
Soutenu par la machine financière et infrastructurelle du parti au pouvoir, Ougoulava a multiplié les apparitions développant l’image d’un « gendre idéal », propre sur lui, modeste, travailleur, porté vers le succès économique et surtout mesuré, jouant ainsi parfaitement du contrepoint avec l’impulsivité et la démesure de son président.
Il a lancé à grands bruits un clinquant programme d’aménagement urbain à grande échelle, lequel prévoit un large remaniement des infrastructures de la capitale, doublé d’un boom d’activités et d’investissements. En son centre, une formule rusée : la Nouvelle Vie du Vieux Tbilissi, qui donne une façade de sauvetage de la vieille ville alors qu’elle consiste purement en une vente de celles-ci aux promoteurs immobiliers et compagnies de constructions – détenues en grande partie par Ougoulava lui-même ou par sa famille.
Les moyens de communication n’ont pas été laissés de côté : ces derniers mois, le maire était de toutes les parties à la télévision ou dans les journaux. Sa série de films et photos le montrant exerçant divers métiers aux côtés des gens du peuple, habillé en boulanger, en maçon ou en restaurateur, ont figé de lui une image à la fois moderne, positiviste et rassurante, loin de la rhétorique guerrière du président.
Héritier ou concurrent ?
Les résultats, qui le donnent à 54% vainqueur le 31 mai au matin, sont les premiers depuis 2007 à ne pas être entourés d’accusations de fraudes massives. Ils démontrent l’avantage qu’a pris le maire sortant, à la fois en se démarquant du style Saakachvili – tout en utilisant le succès du système économique établi par son régime – et en se montrant en professionnel de la communication politique muni d’un programme concret, face à une opposition désunie et productrice de discours vagues et polémiques. Si au soir de la victoire, Saakachvili a essayé de tirer la couverture à lui en affirmant que c’est à lui qu’elle est adressée, il semble indéniable que l’élection concerne avant tout la personne d’Ougoulava, portée par sa campagne.
En vérité, les bruits courent dans les couloirs ministériels que, malgré les déclarations officielles, les relations sont houleuses au sein du leadership. Confronté à de plus en plus de difficultés, le président Saakachvili ne serait plus l’unique carte à jouer pour les « hommes forts » du régime. Il semble évident que les « piliers du pouvoir », parmi lesquels on pointe souvent le ministre de l’intérieur Vano Mérabichvili, ont misé sur Ougoulava pour la succession présidentielle en 2013. Cela signifie-t-il une mise sur la touche définitive du fougueux président ? Celui-ci prend-il ombrage à la montée imparable de son disciple ? Est-il prêt à réellement quitter le pouvoir en ne se représentant pas une troisième fois à la présidence (procédure interdite, jusqu’à nouvel ordre, par la législation nationale) ?
Une nouvelle phase de la vie politique géorgienne a été ouverte avec la réélection « en beauté » du très présentable Guigui Ougoulava. L’opposition, qui s’est essoufflée depuis l’automne 2007 en organisant des manifestations sans fin qui n’ont finalement abouti à aucun changement, n’apparaît plus être la seule alternative à Mikheïl Saakachvili. Celui-ci a pour l’instant payé de sa personne le mécontentement populaire. En présentant la carte Ougoulava à la présidentielle, le système en place pourrait cependant se pérenniser tout en présentant un semblant de changement. Par une victoire issue d’une campagne puissante, Guigui Ougoulava a attiré sur lui l’attention des partenaires occidentaux et mis dans les esprits géorgiens qu’une alternative pourrait venir de l’intérieur du pouvoir.
Nicolas Landru