Par Nicolas Landru
Transition politique dans l’espace post-soviétique
On peut donc analyser la première phase des conflits séparatistes de Géorgie, de la fin des années 1980 à 1993, sous le prisme d’une transition de système et de reconversion des élites de la nomenklatura locale au pouvoir. L’Ossétie du Sud et l’Abkhazie étaient à l’époque soviétique deux entités territoriales dotées d’institutions autonomes, basées sur des critères ethniques. Ces critères ne reflétaient pas nécessairement la réalité démographique de l’entité autonome : en Abkhazie, les Abkhazes étaient de loin une minorité sur la population totale, moins nombreux même que d’autres minorités (les Arméniens par exemple). Pourtant, le parlement et les ministères de la République autonome étaient réservés aux Abkhazes ethniques. L’ethnie et la langue abkhazes constituaient par là même une plateforme idéale pour les ambitions politiques : dès les années 1970, promouvoir l’enseignement universitaire en Abkhaze, limiter la pression démographique des Géorgiens ou le centralisme de Tbilissi ont constitué des prototypes de combats politiques en mesure d’asseoir la légitimité des leaders abkhazes soviétiques, qui sont devenus avec la perestroïka (restructuration) de l’URSS des leaders indépendantistes (2). Tout comme la préservation de la langue géorgienne et l’indépendance vis-à-vis de Moscou ont représenté un corpus de revendications promues par une élite géorgienne indépendantiste qui allait gouverner un nouvel Etat. Dans la mouvance de la perestroïka initiée sous Mikhaïl Gorbatchev au milieux des années 1980, alors que la dislocation centrifuge de l’URSS était entamée et que l’idéologie communiste cessait de jouer un rôle unificateur, les leaders abakhzes allaient s’appuyer sur les institutions autonomes et les revendications politiques que celles-ci cautionnaient pour pérenniser leur pouvoir et empêcher le leadership de Tbilissi d’intervenir dans leur espace de coercition. En Abkhazie, la transition d’un système politique socialiste, centralisé et autoritaire, vers un ordre revendiquant la démocratie et le « principe de liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes », allait se traduire par une reconversion des administrateurs locaux du système central en des dirigeants potentiels d’un Etat indépendant.
« Dès que le système central a commencé à se fracturer, la composante nationale à repris le dessus. Les élites nationales ont alors promu les idées nationalistes pour continuer d’affermir leur pouvoir local au détriment de Tbilissi. » (3)
Les cadres de l’administration soviétique allaient endosser la cause ethno-nationaliste pour devenir des leaders politiques selon le modèle des dirigeants des démocraties occidentales : président, premier ministre, ministre, etc. La République Soviétique Autonome se voulait un Etat indépendant, les cadres soviétiques des chefs d’Etat à l’occidentale.
En Ossétie du Sud, le même type d’analyse peut être fourni, à ceci près que les institutions d’un Territoire autonome étaient moins évoluées que celles d’une République autonome telle que l’Abkhazie. Elles avaient un profil politique, éducatif, culturel et linguistique sensiblement moins développé. La nomenklatura ossète, en grande partie composée de directeurs de kolkhozes, était moins préparée encore que celle d’Abkhazie à jouer un rôle de leadership politique d’envergure. Dans cette perspective, le pas du Territoire Autonome d’Ossétie du Sud vers une République souveraine était plus grand que dans le cas abkhaze.
Diamétralement opposée, la stratégie des leaders Géorgiens consistant à revendiquer l’existence d’un Etat géorgien indépendant sur la base du territoire de l’ancien territoire de la République Socialiste Soviétique de Géorgie est entrée en conflit avec les velléités des élites des institutions des entités autonomes. La question de la légalité engendrée par les statuts territoriaux soviétiques est à ce propos pertinente (voir ci-dessous), puisqu’elle pose la différence en termes de droit entre deux types d’indépendances qui ont en réalité les mêmes fondements de légitimité ethno-identitaires : celles des anciennes Républiques de l’Union, comme la Géorgie, et celles des anciens Républiques et Territoires Autonomes d’une République de l’Union (Abkhazie, Ossétie du Sud).
Dans la perspective des prismes offerts par une étude transitologique, la « guerre d’août 2008 » est un avatar tardif de ce processus de transition politique conflictuel, qui a vu une nouvelle démarche des dirigeants de Tbilissi pour asseoir leur domination sur un territoire revendiqué qui lui échappait encore, l’Ossétie du Sud. Après l’échec de cet politique, engendré par l’intervention de la Russie pour défendre le territoire séparatiste, ce processus a débouché sur une nouvelle affirmation politique des deux entités séparatistes, dont la reconnaissance officielle par la Russie constitue une nouvelle étape.
Une confrontation OTAN/Russie à travers les conflits de Géorgie : une prolongation de la guerre froide ?
“Now the restoration of Georgia’s territorial integrity and protection of Georgia’s independence is no longer a matter of only Georgia or a matter of Georgia-Russian relations; this is a matter of Russia and the rest of the civilized world.” (4)
Le président géorgien veut ici démontrer que le conflit a été « internationalisé » et que la Géorgie fait partie d’un camp. La deuxième macroperspective prise en compte en conflictologie caucasienne est la « géopolitique post-guerre froide », sous-tendue par un postulat : la concurrence entre le « camp OTAN » et la Russie s’est poursuivie au-delà de l’effondrement de l’URSS. Beaucoup de productions des médias internationaux et d’essais généralistes contemporains véhiculent cette vision (5). Les ex-Républiques soviétiques et ex-pays satellites de l’Union Soviétique seraient au cœur d’un affrontement qui consiste en une velléité américaine de gagner du terrain sur les « fiefs » russes et en une tentative de Moscou de défendre ses positions, voire de reconquérir son empire démantelé. Le cadre géographique de ce champ est à la fois mondial, puisqu’il décrit la querelle de superpuissances pour le contrôle d’une partie du monde, et régional, puisqu’il se concentre sur les zones d’achoppement entre les deux blocs géopolitiques. Cette zone aurait reculé en défaveur de la Russie et les points d’affrontements actuels (Géorgie, Ukraine, Kirghizistan) ne seraient pas de nature bien différente de ceux de l’époque de la guerre froide (Corée, Viêt-Nam, Afghanistan). Les phénomènes observés sont en particulier :
-l’expansion de l’OTAN (aux pays Baltes, candidatures de la Géorgie ou de l’Ukraine) ;
-le soutien américain, notamment militaire et financier, aux nouveaux Etats qui se sont affranchis de Moscou et s’opposent au moins partiellement à la Russie : Géorgie, Ukraine, Kirghizistan, Azerbaïdjan, Ouzbékistan, Moldavie… Comme le fait remarquer Silvia Serrano, la Géorgie était en 1999 et 2000 le troisième pays au monde bénéficiaire d’aide américaine par habitant ; les programmes de soutien financier ont été massifs (le Millenium Challenge Programme, composé de 295 millions de dollars), y compris pour lancer le financement des membres du gouvernement de la Révolution des Roses (6).
-les « révolutions colorées », changements de régimes provoqués par une révolution populaire qui s’est opposée aux anciennes élites soviétiques plus ou moins affiliées à Moscou pour les remplacer par une nouvelle équipe gouvernementale pro-occidentale et revendiquant la démocratie. Ces révolutions colorées, fortement soutenues voire provoquées par Washington, seraient partie intégrante d’une stratégie américaine de gain d’influence dans l’espace post-soviétique. Inspirées du modèle Serbe de 2000, il s’agit par ordre chronologique de la Révolution des Roses de Géorgie en 2003, qui a porté l’équipe de Mikhaïl Saakachvili au pouvoir, de la Révolution Orange en Ukraine (2004) et de la Révolution des Tulipes au Kirghizistan (2005). En Géorgie, la Révolution des Roses a ceci de spécial qu’elle a renversé un leader, Edouard Chévardnadzé, qui certes avait été un dirigeant soviétique, mais qui n’était pas pro-russe, loin de là. D’importants accrochages diplomatiques et conflits plus ou moins directs avaient eu lieu entre Moscou et Tbilissi sous le mandat de ce dernier, qui par ailleurs avait de bonnes relations avec les pays occidentaux, notamment l’Europe et l’Allemagne. Avant d’arriver au pouvoir, Mikhaïl Saakachvili prônait même une amélioration des relations avec le voisin russe, avant de mener une politique bien plus radicalement antirusse que Chévardnadzé. De même, Vladimir Poutine déclarait lors de l’élection de Saakachvili qu’il espérait que ce soit de bonne augure pour les relations russo-géorgiennes. Il serait donc simplificateur de voir en le « phénomène coloré » de Géorgie un choix initialement délibérément antirusse. En revanche, c’est tout un héritage soviétique, donc avant tout « d’importation russe » aux yeux des Géorgiens, que la Révolution des Roses se promettait de balayer : népotisme, corruption, clientélisme, opacité, léthargie sociale, clanicité, aussi un pragmatisme désidéologisé… Au profit d’un libéralisme démocratique volontariste, jeune (7), moderne, capitaliste et surtout très orienté vers un modèle spécifiquement américain.
En contrepartie, le soutien de la Russie aux conflits séparatistes de ces nouveaux Etats serait une carte dans les mains du Kremlin pour tenter d’entraver l’émancipation de ses anciennes « colonies » et de gêner l’adhésion de celles-ci au camp OTAN. Ce soutien aux conflits participeraient de la même politique extérieure russe que l’appui sur la minorité russophone en Ukraine : soutenir une population loyale envers Moscou ou en tous cas en porte-à-faux, pour des raisons ethniques, avec l’autorité centrale des pays concernés. Il s’agit donc de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud en Géorgie et de la Transnistrie en Moldavie. Dans une moindre mesure, l’Azerbaïdjan a également accusé Moscou d’avoir soutenu les Arméniens séparatistes du Nagorno-Karabakh pour paralyser l’indépendance Azérie.
Les problématiques liées aux relations russo-américaines se retrouveraient donc directement dans les conflits de Géorgie. Selon Thomas Balivet, « ce contexte est à envisager dans les grandes tendances qui existent depuis les deux évènements clés qui ont été l’élection de V. Poutine en Russie en mars 2000 et les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis » (8)
Il y aurait donc deux tendances résultant en une confrontation en Géorgie : en Russie, la reconstitution d’une Russie forte et décidée à réintégrer son territoire perdu lors du fiasco politico-économique de la fin des années 1980 et des années 1990 ; côté américain, une nouvelle tentative de sécuriser l’équilibre mondial, passant par un contrôle du Moyen-Orient et des périphéries de l’ex-URSS, dont la Géorgie est l’allié idéal.
Si cette configuration semble avoir été accélérée depuis la Révolution des Roses de 2003 et portée à son apogée lors de la « guerre d’août 2008 », l’armée russe étant intervenue militairement en Géorgie en défense des séparatistes sud-ossètes, Washington et l’OTAN ayant clairement pris diplomatiquement position pour Tbilissi et contre Moscou, il est en revanche loin d’être établi que cette constellation ait été côté russe le fruit d’une stratégie unanime et programmée. Les conflits du début des années 1990 ont été particulièrement embrouillés et l’attitude de la Russie à leur égard ambiguë. Alors que l’armée russe armait les rebelles abkhazes, Moscou portait officiellement son soutien à Edouard Chévardnadzé et à l’armée géorgienne. Aucune analyse ne saurait être unanime quant au rôle exact joué par Moscou dans les conflits des années 1990, ce rôle ayant pu en outre être divergeant selon les ministères (défense, intérieur, affaires étrangères), ou même les responsables (officiers de l’armée, ministres). Même lors de l’arrivée de M. Saakachvili au pouvoir, il semblait que les relations russo-géorgiennes aient été prêtes à repartir aux beaux fixes, sans que la Russie perçoive instantanément la Révolution des Roses comme une menace. Ce processus de « cristallisation » autour de deux camps post-guerre froide semble surtout s’être rapidement accéléré dans les 4 ans ayant précédé la « guerre d’août 2008 ».
La thèse d’une « guerre des hydrocarbures »
Selon le géopolitologue François Thual,
« Cette bataille des oléoducs a pour conséquence de désenclaver géopolitiquement et géographiquement le Caucase, qui se voit proposer deux grandes radiales d’évacuation : l’une traditionnelle, favorable à la Russie et suivant un axe sud-nord ; l’autre, un axe est-ouest, qui représente le schéma américain et occidental. (10) »
L’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan qui relie les champs pétroliers d’Azerbaïdjan au port turc de Ceyhan, a été construit par la British Petroleum et inauguré le 10 mai 2006. Il traverse la Géorgie d’est en ouest dans le sud du pays sur 260km, sur les hauteurs de la chaîne du Petit Caucase. Son parcours en Géorgie n’est pas directement mis en danger par les conflits séparatistes, dont les territoires se trouvent au nord du pays. La seule zone politiquement sensible qu’il traverse est la Djavakhétie, qui connaît des tensions en raison de revendications autonomistes d’une partie de la communauté arménienne qui l’habite en grande majorité.
En revanche, on a pu constater à plusieurs reprises lors de l’intervention militaire russe sur le territoire géorgien en août 2008 que sa mise en danger était un argument potentiel visant à amener les puissances occidentales à intervenir aux côtés de la Géorgie. Du moins l’on peut supposer que ce fut le calcul des autorités géorgiennes : à deux reprises, le ministère de l’Intérieur géorgien annonçait que l’oléoduc avait été touché par des bombardements russes, ce que démentait aussitôt British Petroleum. Sans rapport avec le conflit géorgien, le pipeline était dans le même temps incendié sur le territoire turc et subséquemment fermé pour un temps. Ce fait du hasard jette un flou supplémentaire sur la question du rôle que la peur occidentale d’un endommagement de l’oléoduc et les motivations politiques visant à sa protection ont réellement joué durant le conflit.
Quoiqu’il en soit, la thèse d’une « guerre des hydrocarbures », parfois mise en avant notamment dans les médias anglo-saxons, sous-tendue par approche pan-économiste où les acteurs et intérêts locaux seraient supplantés par des intérêts économiques globaux bien plus importants serait trop restreinte pour définir les tenants et les aboutissants des conflits de Géorgie. Ce prisme reflète néanmoins de réels intérêts pour lesquels les acteurs politiques internationaux sont certainement prêts à beaucoup investir. Avant tout, il représente en Géorgie l’un des atouts vis-à-vis des Européens et des Américains dont le leadership géorgien est conscient et qu’il sait exploiter pour accroître l’importance de son pays aux yeux de ses alliés, tantôts européens, tantôt américains (11). L’emphase d’une identité européenne et chrétienne (12), d’une authentique culture démocratique, d’une lutte contre l’héritage soviétique ou bien contre le terrorisme islamiste (13) relève de la même stratégie. Mais pris de manière isolée, une telle approche tend largement à décontextualiser le cadre géographique, politique et social dans lequel se situent ces enjeux énergétiques, à occulter le jeu complexe du pouvoir politique, tant local que global, ainsi que l’importance des motivations ethno-identitaires et à réduire les manœuvres politiques à des enjeux économiques.
Portée et conséquences du prisme des macroperspectives
Cette consistance du discours analytique répandu dans les pays Occidentaux a naturellement une insistance sur les dynamiques des conflits et des démarches entreprises pour leur résolution : les acteurs politiques locaux justifient leurs décisions et optent pour certaines stratégies aussi en fonction des réactions internationales : ils se servent également de ces macroperspectives pour affiner l’image du conflit qu’ils cherchent à diffuser auprès de la communauté internationale. Celle-ci prend à son tour des décisions concernant les conflits fondées sur certaines visions développées par l’expertise s’appuyant sur ces macroperspectives.
Notes
(2)Thomas Balivet, Géopolitique… , p. 90
(3)Thomas Balivet, Géopolitique de la Géorgie, Souveraineté et Contrôle des Territoires, L’Harmattan, Paris 2005, p. 90
(4)« A présent, la restauration de l’intégrité territoriale de la Géorgie et la protection de l’indépendance de la Géorgie n’est plus l’affaire de la simple Géorgie ou l’affaire des relations Géorgie-Russie ; c’est l’affaire de la Russie et du reste du monde civilisé. » Traduction de l’auteur. Source : http://www.president.gov.ge/?l=E&m=0&sm=3&st=30 , 26 août 2008, The President of Georgia Mikheil Saakashvili’s statement (site visité le 10/10/2008)
(5)En témoigne par exemple le livre de Gaïdz Minassian, Caucase du Sud, la nouvelle guerre froide – Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Editions autrement, Paris 2007
(6)Silvia Serrano, Géorgie, Sortie d’Empire, CNRS Editions, Paris 2007, p.251
(7)La moyenne d’âge de l’équipe des cadres issus de la Révolution des Roses est l’une des plus jeunes au monde. Mikhaïl Saakachvili a été élu président à l’âge de 37 ans, il est plus âgé que les membres de son gouvernement.
(8)Thomas Balivet, Géopolitique de la Géorgie, Souveraineté et Contrôle des Territoires, L’Harmattan 2005, Paris, p. 101
(9)Silvia Serrano, Géorgie, Sortie d’Empire, CNRS Editions, Paris 2007, p. 252
(10)François Thual, Le Caucase, Arménie, Azerbaïdjan, Daghestan, Géorgie, Tchétchénie, Dominos Flammarion 2001, p. 63
(11)Cf. Silvia Serrano, Géorgie, Sortie d’Empire, CNRS Editions, Paris 2007, p.236-238
(12)Idem, p. 238
(13)Idem, p. 256/257