mardi 10 mars 2009

Le Théâtre Mardjanichvili à Tbilissi : une scène pour les questions identitaires en Géorgie

Par Birgit KUCH, Université de Leipzig à Tbilissi/Leipzig
traduit en français par Nicolas LANDRU

Article paru dans caucaz.com le 17/02/2009



La société géorgienne a connu ces dernières années des changements rapides et des transformations continues, alors que le positionnement à l’égard du passé soviétique reste dans ce pays une question complexe et difficile. Quels moments historiques doivent êtres mémorisés et lesquels vaut-il mieux oublier : cette problématique reste le sujet de négociations constantes. Un regard sur les changements et les continuités vécues par le Théâtre Académique National Dramatique Mardjanichvili, à Tbilissi, fournit un exemple vivant de comment ces questions qui concernent identités, mémoires et représentations collectives sont discutées en Géorgie contemporaine.

Une nouvelle génération au Théâtre Mardjanichvili

Le Mardjanichvili, qui a fêté son 80ème anniversaire en novembre dernier, est un remarquable exemple du changement de génération, mais aussi des modes esthétiques, thématiques et politiques qu’on peut observer en Géorgie depuis la Révolution des Roses dans le paysage théâtral de Tbilissi comme dans d’autres domaines. Lorsqu’il rouvrit ses portes en septembre 2006 après trois ans de rénovation de son bâtiment équipé d’une scène à l’italienne et de 480 fauteuils, le Mardjanichvili avait aussi à sa tête un nouveau directeur artistique. Avec Lévan Tsouladzé, un diplômé de l’Institut Roustavéli de Théâtre et de Cinéma de Tbilissi, ce poste est désormais occupé par un représentant de la nouvelle génération de metteurs en scènes qui a ses racines dans la scène de théâtre indépendant de Tbilissi.

En 1997, Tsouladzé co-fondait le Théâtre Sardapi (“de la Cave”), où il mettait en scène un grand nombre de productions, principalement des comédies et des vaudevilles. Avec cet ensemble de travaux plutôt orientés vers le divertissement, il réussit à faire du Sardapi l’un des théâtres les plus populaires de la ville en répondant aux intérêts durables d’un public massivement jeune. En 2003, le succès du théâtre avait même permis l’ouverture d’une seconde branche du Sardapi dans le quartier de Vaké.

Aujourd’hui, Tsouladzé applique avec succès la même stratégie de création de spectacles attirants pour une audience jeune au Mardjanichvili, où il avait aussi travaillé temporairement pendant plusieurs années avant d’y devenir directeur artistique. En décembre 2005, il recevait une médaille d’honneur du président Saakachvili pour ses réalisations en tant que metteur en scène de théâtre, parmi d’autres lauréats qui étaient assez jeunes pour ne pas être entachés d’un passé soviétique. Ou pour ne pas être membres de la vieille élite, la soi-disant “intelligentsia rouge”, que Saakachvili a attaquée verbalement avec véhémence dans son discours de remise des prix (1). Cette cérémonie peut d’ailleurs être vue comme un exemple de continuation des traditionnelles pratiques soviétiques combinée à une rhétorique anti-soviétique qui n’est pas rare en Géorgie post-révolutionnaire.

En ce qui concerne le répertoire du Mardjanichvili depuis sa réouverture en 2006, on peut noter une remarquable hétérogénéité. Durant cette période, le répertoire n’a pas uniquement compris des Premières ou des nouveaux spectacles, mais aussi des productions créées avant la rénovation.

On y a joué ces dernières années aussi bien des pièces géorgiennes que des pièces étrangères traduites, comme ce fut depuis toujours le cas dans ce théâtre. Elles ont été dirigées par divers metteurs en scènes, parmi lesquels, naturellement, Tsouladzé. Nous voulons ici donner une idée des négociations qui ont lieu sur la scène du Mardjanichvili à travers trois spectacles populaires qui y ont été joués depuis 2006 et réalisées par trois metteurs en scène issus de générations différentes.

« Art » : une pièce occidentale jouée en Géorgie

La première de ces productions est « Art » de Témour Tchkhéidzé. Ce dernier fut diplômé en 1965 de l’Institut Roustavéli de Théâtre et de Cinéma en tant que metteur en scène. Dans les années 1980 il fut, comme Tsouladzé aujourd’hui, le directeur artistique du Mardjanichvili. Bien que depuis les années 1990, il ait travaillé en permanence au théâtre BDT à Saint-Pétersbourg, il retourne régulièrement au Mardjanichvili et dans d’autres théâtres à Tbilissi pour réaliser des mises en scènes, comme « Art » qui a eu sa Première en octobre 1999.

Trois amis d’âge moyen se disputent au sujet d’un tableau que l’un d’entre eux a acheté. Le canevas entièrement blanc de l’œuvre provoque au départ des questions sur le sens et la signification, mais progressivement, la discussion risque aussi de remettre en cause leur amitié. Dans cette adaptation pour la scène géorgienne de la pièce au succès international de l’écrivain française Yasmina Réza, Tchkhéidzé a travaillé de près avec le texte et utilisé des moyens minimaux. Il n’y a que très peu de design, en dehors d’un tapis qui sert en réalité de scène, quelques chaises et, bien sûr, le tableau blanc. La caractéristique principale de la mise en scène est le jeu d’acteur expressif et occasionnellement comique qui implique des échanges verbaux rapides des personnages et même de temps à autre, la rupture du « quatrième mur » et dirigeant la discussion vers les spectateurs.

Cette adaptation à la scène géorgienne a dépassé de manière frappante l’interprétation littérale de la pièce. On a naturalisé l’intrigue en donnant explicitement des noms géorgiens aux personnages et même au peintre mentionné (mais qui n’apparaît jamais). D’une part, en mettant en scène ce succès international pour les spectateurs du Mardjanichvili, le théâtre et l’audience participent à l’espace culturel occidental. Cela semble vrai aussi pour le contenu de la pièce, qui participe à une discussion de longue haleine à propos de l’utilité et des sens de l’art abstrait. En revanche, pour rendre l’histoire vraiment socialement significative aux yeux du public local, il semble avoir été nécessaire de créer un cadre clairement « géorgianisé » pour l’intrigue.

« Kakoutsa Tcholokhachvili » : Une épopée nationale géorgienne

« Kakoutsa Tcholokhachvili » a été mis en scène par Lévan Tsouladzé et représenté pour la première fois en mai 2007. Cette pièce porte sur le héros de la résistance Cholokhachvili qui s’est battu contre les bolcheviques dans les années 1920 a été écrite par Gouram Kartvélichvili, lequel a également reçu une médaille d’honneur du président géorgien en 2005. Pour cette production, le Ministère de la Défense était l’un des principaux partenaires du théâtre et sponsorisait 15 fusils utilisés à grand effet durant le spectacle.

Les commentaires du metteur en scène lui-même indiquent que cette réalisation peut être vue dans le contexte de la mobilisation intellectuelle militariste qui s’est développée avec l’augmentation du budget militaire en Géorgie, en réalité bien avant le déclenchement de la Guerre d’Août 2008. « J’espère que cette pièce sera intéressante et importante », déclarait le metteur en scène au journal anglophone Georgia Today en mars 2007. « Ce sera une saga héroïque qui servira les aspirations militaires en Géorgie au bénéfice de notre pays », continuait-il.

« Il m’est agréable de travailler sur cette représentation. Cela ne veut pas dire que le théâtre va se tourner vers l’héroïsme, mais je crois que ce genre est nécessaire à la population géorgienne aujourd’hui. Kakoutsa Tcholokhachvili est mon idéal. C’était un vrai héros. Je veux restaurer la popularité du métier d’officier en Géorgie, parce que je crois qu’il ne peut pas y avoir de meilleur travail pour un homme. » (2)

Par conséquent, le personnage central de Tcholokhachvili personnifie une image héroïque et peu scientifique du passé, qui possède bien des caractéristiques des grandes narrations historiques. Bien qu’il y ait quelques personnages féminins sur la scène, c’est un monde d’hommes que Tsouladzé a élaboré ici : en dehors d’un portrait de la vie, des faits et de la mort du héros, on y trouve plusieurs scènes de combat combinées à du pathos et à de l’humour paillard.

Alors que Tsouladzé soulignait avant la Guerre d’Août les glorieux exploits militaires du héros vaincu au final, un léger mais important déplacement de sens semble avoir eu lieu depuis. Aujourd’hui, la pièce paraît de plus en plus appropriée pour commémorer l’invasion de l’Armée Rouge qui a donné lieu à l’intégration de la Géorgie dans l’Union Soviétique. De plus, avec les expériences de la récente guerre avec la Russie, le portrait de l’invasion de 1921 tend aussi à représenter simultanément les évènements d’août 2008. Dans ce contexte, l’idéal de résistance héroïque face à l’envahisseur devient de plus en plus significatif, même s’il s’est révélé vain. De la sorte, le personnage historique de Tcholokhachvili, qui n’avait pas été officiellement commémorable pendant des décennies, pourrait même devenir un symbole pour la « lutte contre l’impérialisme » de 2008.

« Ouriel Acosta » : une sorte de musée nostalgique

Alors que « Kakoutsa Tcholokhachvili » est aligné sur la lecture officielle du passé qui promeut la mémoire d’une occupation soviétique oppressive, simultanément, une autre mise en scène du Mardjanichvili fonctionne comme un véhicule par lequel la mémoire nostalgique de l’époque soviétique semble possible : « Ouriel Acosta ». Cette pièce fut mise en scène par le fondateur du théâtre, Koté Mardjanichvili, en 1929, et remise au programme en 2006 par l’actrice récemment disparue Sophiko Tchiaouréli. Dans les années d’intervalle, la pièce a été reprise plusieurs fois par Vériko Andjaparidzé, la mère de Tchiaouréli, qui a d’abord joué le rôle principal, avant de le passer à sa fille. Ainsi, elle prit soin de transmettre la mise en scène de Mardjanichvili de la manière la plus authentique possible, un principe qui fut pérennisé par Tchiaouréli en 2006. Le résultat en est qu’un morceau du théâtre d’avant-garde des premières années soviétiques a survécu pendant des décennies à Tbilissi.

Cette pièce de l’écrivain allemand du XIXème siècle Karl Gutskow se situe dans la communauté juive de l’Amsterdam du XVIIème siècle. Le personnage principal, Ouriel Acosta, se révolte contre l’archaïsme et l’étroitesse d’esprit de son environnement qui l’empêchent aussi d’épouser celle dont il est épris, Judith. Après que celle-ci est forcée à devenir la femme d’un autre et qu’Ouriel est expulsé par les autres, le couple se suicide. En mettant en scène « Ouriel Acosta », Mardjanichvili appuie clairement le message révolutionnaire de la pièce. Avec ses expériences de l’Octobre théâtral en Russie, il est rentré en Géorgie après l’annexion soviétique et a continué à faire du théâtre révolutionnaire, posant en même temps les bases du théâtre moderne dans son pays. Cependant, le contexte historique et politique de la mise en scène ou ses liens avec le mouvement avant-gardiste n’apparaît pas comme la préoccupation majeure aujourd’hui. A présent, c’est la mémoire des stars trépassées qui étaient impliquées dans la mise en scène originale, et avec elles le bon vieux temps, qui paraissent occuper le premier plan.

Le résultat en est qu’il reste très peu d’espace d’interprétation pour le couple d’acteurs Nato Mourvanidzé et Nika Tavadzé (lequel incarne aussi Tcholokhachvili), qui ont hérités des rôles principaux dans la version contemporaine d’ « Ouriel Acosta ». Leur tâche est plutôt d’incarner leurs prédécesseurs. C’est ce système de transmission dynastique de la tradition qui donne au théâtre Mardjanichvili sa caractéristique de domaine d’autoréférence ou autrement dit de banque de mémoire. Les autres attributs très durables du Mardjanichvili étaient et sont sa particulière actualité, son enclin à être aligné sur l’esprit du temps, autant que sa proximité des détenteurs respectifs du pouvoir.

Ces trois mises en scènes représentées au Mardjanichvili indiquent qu’il existe dans le même théâtre, en concurrence les unes avec les autres, plusieurs images et narrations visant à répondre aux questions concernant les problématiques collectives. Cette pluralité de représentations vaut aussi pour l’ensemble du paysage théâtral de Tbilissi, où le Mardjanichvili tient sa position importante et particulière depuis déjà 80 ans.

(1) Voir : 31 Decembre 2005, President Saakashvili awards public figures with orders and medals of honor, http://www.president.gov.ge/?l=E&m=0&sm=3&st=1200&id=1281 (20.11.08)
(2) Maka Lomadze: The Catcher in the Rye and Georgian History: Innovations and Plans at Marjanishvili Theatre, dans : Georgia Today, 30.03.2007, version électronique : http://www.georgiatoday.ge/article_details.php?id=2612# (16.02.08)

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