Article paru dans l'édition du 13/11/2007
Par Nicolas LANDRU à Leipzig
© Nicolas Landru, Affiche du Mouvement National à Tbilissi
Au lendemain de la dispersion musclée des manifestations de l’opposition, quelques heures après la promulgation de l’état d’urgence, le président géorgien a créé la surprise le 8 novembre en annonçant la tenue d’élections présidentielles anticipées le 5 janvier 2008. En prenant le contre-pied d’une opposition qui réclamait des élections parlementaires anticipées, Mikhaïl Saakachvili semble avoir élaboré une stratégie originale pour faire face à la crise politique qui sévit dans le pays depuis plus d’un mois et reconquérir sa popularité mise à mal par les évènements de novembre. Prise de court, l’opposition unie dans la contestation du gouvernement, mais politiquement hétéroclite, va devoir malgré tout se jeter dans la campagne, alors que rien ne garantit qu’elle parvienne à maintenir son union d’ici le jour du scrutin.
Parmi ses revendications lorsqu’elle manifestait devant le parlement géorgien, l’opposition réclamait l’avancée au printemps des élections parlementaires. En effet, l’agenda électoral initial, selon la constitution, prévoyait les élections parlementaires plusieurs mois avant les présidentielles. Mais en décembre 2006, la majorité du Mouvement National votait au parlement des amendements qui avançaient le scrutin présidentiel et reculaient les élections législatives, réunissant les deux entre octobre et décembre 2008.
Stratégies électorales
Le gouvernement a justifié cette décision en soulignant le potentiel de déstabilisation que représentait la tenue simultanée d’élections en Russie et en Georgie, les élections présidentielles russes étant prévues pour le mois de mars 2008. Saakachvili a également insisté dans son adresse à la Nation au lendemain des événements le 8 novembre que la possible reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par la communauté internationale en mars 2008 pourrait entraîner la reconnaissance de l’indépendance de l’Abkhazie par la Russie, mettant ainsi en danger la stabilité de la Georgie à un moment crucial.
Malgré ces arguments touchant à la sécurité de l’Etat, partis d’opposition et observateurs ne peuvent manquer de constater que cette opération pourrait permettre au président de s’assurer un parlement de sa majorité au cas où il serait réélu. Avec un scrutin législatif quelques 6 mois avant l’expiration de son mandat, Saakachvili risquait fort de voir l’opposition s’emparer du parlement en s’appuyant sur un mécontentement populaire souvent de rigueur en fins de mandats. En revanche, comptant sur son charisme personnel, sans figure d’opposition ne pouvant réellement rivaliser avec son aura, il détient beaucoup plus de chances de l’emporter individuellement à la présidentielle. La décision de décembre 2006 pourrait donc bien avoir eu pour but de s’assurer d’abord d’un second terme présidentiel et de surfer sur cette vague pour ancrer le Mouvement National au parlement.
Les partis d’opposition fédérés sous le nom de « Conseil National d’un Mouvement Unifié » avaient donc intérêt à réclamer la tenue des élections législatives à leur date initiale, tout en protestant contre les amendements hâtifs du code électoral. Conglomérat de mouvements hétéroclite, le bloc d’opposition est cohérent avant tout dans sa contestation du gouvernement actuel. Ce qui lui permettrait de faire front pour un scrutin législatif, tandis que, en outre dépourvu d’un leader charismatique émergeant, il lui serait beaucoup plus difficile d’unir ses tendances antagonistes autour d’un thème présidentiel (le bloc regroupe de l’extrême droite à l’extrême gauche du pays, en passant par les libéraux, les centristes et des personnalités diverses).
Semblant gagner en légitimité à mesure que les manifestations prenaient racine dans les rues de Tbilissi, à l’aube du 7 novembre, l’opposition faisait retomber sur Saakachvili l’image d’un autocrate sourd aux revendications populaires et irrespectueux des lois démocratiques. Choisissant de disperser les manifestants par la force ce jour-là, le pouvoir en place donnait crédit à cette représentation. La fermeture des médias d’opposition, la violence des forces de police, la promulgation de l’état d’urgence et enfin le défi des critiques internationales qui suivaient semblent justifier cette image d’anti-démocrate. Laquelle avait été fortement relayée par la chaîne de télévision Imedi, à l’audience la plus large du pays, jusqu’à sa fermeture par les forces de police.
Le calcul des autorités
Au lendemain de ce tumulte, les actions du gouvernement s’attachaient aussitôt à démentir ces accusations, les autorités semblant vouloir stratégiquement contrer ces attaques jusqu'à les retourner contre leurs auteurs. D’abord en justifiant instantanément l’action de la police contre les manifestants par la sécurité d’Etat. Le gouvernement a avancé la thèse d’une tentative de coup d’état formenté par des éléments radicaux de l’opposition avec le soutien de l’oligarque Badri Patarkatsishvili et des « forces étrangères », désignant ainsi la Russie. Une thèse sur laquelle le représentant spécial de l’Union Européenne pour le Sud Caucase, Peter Semneby, n’a pas voulu s’exprimer, précisant qu’il ne pouvait le faire en l’absence de preuves.
Les retombées avantageuses de la proclamation de l’état d’urgence pour le gouvernement sont cependant indéniables, ce dernier ayant accusé certains membres de l’opposition de collaboration avec l’ « ennemi » russe. Selon ce scénario, la raison d’Etat permet de dissoudre la voix de l’opposition en instaurant l’état d’urgence, Saakachvili affirmant avoir agi au dessus des luttes de pouvoir pour sauver la Patrie : « Hier, nous avons défendu non le gouvernement (…), mais l’Etat géorgien », déclarait-il le 8 novembre. L’opposition s’est plainte le 13 novembre de l’instrumentalisation par Saakachvili de l’état d’urgence pour désavantager ses adversaires dans la campagne électorale.
A la lumière de cette interprétation, on pourrait voir dans l’intervention d’une police anti-émeutes high-tech une tentative d’enfermer des manifestants désarmés dans le rôle d’émeutiers faisant encourir un danger au pays. En outre, le pouvoir faisait une démonstration de force en expérimentant des technologies toutes nouvelles ; la police anti-émeutes était munie de masques à gaz dernier modèle aux allures futuristes, et utilisait pour l’une des toutes premières fois dans le monde des armes aux ultrasons, qui émettent des bruits visant à désorienter celui qui les entend pour quelques minutes. Les autorités avaient ainsi l’occasion de démontrer aussi bien à des observateurs domestiques qu’extérieurs la métamorphose des forces armées géorgiennes depuis la Révolution des Roses, et ainsi de prouver la modernisation et la fortification que le mandat de Saakachvili aura fait connaître au pays.
Mais surtout, en se déclarant dans la foulée prêt à tenir des élections présidentielles, Saakachvili disait à l’opposition dans un discours du 8 novembre: «Mes chers, vous avez demandé un scrutin anticipé ? Vous l’avez encore plus tôt. Vous avez frappé à la porte de la démocratie ? Elle est ouverte, car en tant que président de ce pays, je suis le garant que cette porte ne sera jamais close. » Atténuant immédiatement l’effet brutal de l’état d’urgence, le coup de théâtre de Saakachvili le remettait en position de démocrate clément, et surtout lui permettait, avant tout le monde, de se jeter de plain pied dans la campagne électorale.
L’opposition prise au piège
Pour autant, Saakachvili ne cédait pas aux revendications des manifestants en annonçant des présidentielles anticipées, au contraire : il allait aux antipodes de la stratégie de l’opposition qui misait sur des législatives précédant les présidentielles. Mais en redistribuant les cartes et en écourtant son mandat, le président créait l’amalgame : il redonnait sa chance à chacun, tout en prenant l’opposition à contre-pied. Comme l’argument principal de l’opposition était que le président s’accaparait le pouvoir, elle n’avait d’autre choix que de saluer cette décision.
Or l’avancée des élections pourrait bien contribuer à handicaper l’opposition face à Saakachvili. Par l’annonce des élections en elle-même, ce dernier commençait du même fait sa campagne électorale. Il a derrière lui des médias favorables – avant tout Georgian Public Broadcasting, la télévision publique et seule ayant droit en état d’urgence de diffuser des informations, et un temps de parole amplifié. Les deux télévisions d’opposition sont interdites jusqu’à l’expiration de l’état d’urgence au 22 novembre, et les propriétaires d’Imedi, principale plateforme médiatique de l’opposition, ont déclaré que les dégâts matériels interdiraient son fonctionnement jusque dans deux ou trois mois au moins.
Saakachvili a aussi avec lui un parti uni et rodé, le Mouvement National, détenant un agenda politique précis, pouvant se targuer du développement rapide de la Géorgie depuis la Révolution des Roses, et prêt à tout moment à déclencher une campagne de communication de masse. En contraste, l’opposition n’était jusqu’à présent unie que dans ses protestations contre le gouvernement sur des questions électorales et institutionnelles. En revanche, elle n’a à ce jour ni programme commun, ni agenda.
Une opposition présidentiable ?
Unies dans l’adversité, les différentes tendances du bloc d’opposition n’ont pas de terreau idéologique pour bâtir une vision commune. Tout sépare a priori les néo-zviadistes des républicains, des post-communistes, des militaristes d’Irakli Okrouachvili ou de l’homme d’affaire Badri Patarkatsichvili, financier des actions de protestation de l’opposition et qui avait aussi mis sa télévision Imedi à leur disposition. Le 10 novembre, ce dernier se portait dores et déjà candidat aux élections, n’ayant d’autre slogan que : « La Géorgie sans Saakachvili est une Géorgie sans terreur ». S’il peut surfer sur la vague d’indignation, il n’a en revanche pour l’instant pas proposé d’agenda alternatif à celui du Mouvement National.
En outre, l’opposition a déjà perdu de son unité : les 10 partis fédérés ne soutiennent pas la candidature de Patarkatsichvili. Le parti des Nouvelles Droites, soutenu par le Parti Industrialistes, a aussi proposé son candidat, Davit Gemkrelidze, de même que le Parti de l’Avenir avec Gia Maisachvili ; le Parti Ouvrier veut aussi présenter son propre candidat. Quant aux 9 partis restants, ils se sont décidés à présenter un candidat commun sans parti, le député Levan Gatchetchiladze, quasi inconnu du grand public. Autant dire que le temps restant avant les élections est plus que court pour jeter les projecteurs sur ce nouveau candidat, d’autant que les moyens de communication de l’opposition seront quasi inexistants jusqu’à la levée de l’état d’urgence et resteront amoindris au-delà.
Si l’unité au sein du bloc est maintenue jusqu’au 5 janvier sous la candidature de Gatchetchiladze, ce dernier sera contraint de faire une campagne hâtive, autour d’un programme qui reste encore à élaborer. La seule ambition que le candidat ait déclarée pour l’instant est en réalité un anti-programme : abolir la présidence une fois élu, et se retirer au profit d’un régime parlementaire, principale revendication de l’opposition.
En jouant depuis l’annonce du scrutin la carte de l’apaisement, en pardonnant à ceux qu’il avait traités de traîtres, en arrêtant les poursuites judiciaires à l’encontre des membres l’opposition et en se targuant de son esprit démocratique incarné par la tenue même de ce scrutin anticipé, Mikhaïl Saakachvili part avec beaucoup de points d’avance.
D’autant qu’avec le recul, la démonstration de force du 7 novembre aura peut-être atteint un objectif secondaire : imposer à la population géorgienne l’idée que la Géorgie de Saakachvili n’est plus la même que celle d’avant. Que c’est une Géorgie qui sait se défendre en cas d’urgence, qui possède une armée et une police des plus modernes, soutenues par les forces occidentales, qui part gagnante. Dans ces conditions, il sera difficile pour l’opposition de s’imposer, même si elle parvient à surfer sur le traumatisme causé sur la population par ce même 7 novembre.
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