mercredi 28 mai 2008

Deux référendums et deux « présidents » en Ossétie du Sud

Article paru dans caucaz.com, édition du 14/11/2006
Par Nicolas LANDRU à Tskhinvali


© Nicolas Landru : Affiche électorale à Tskhinvali

« Nous avons fait le premier pas vers la réunification des Osséties du Sud et du Nord », a déclaré Edouard Kokoity, le président de la république non reconnue d’Ossétie du Sud, au lendemain du double scrutin à Tskhinvali. 52.030 personnes, soit 94,6% des électeurs, se seraient officiellement déplacées, taux de participation historique selon le président Kokoity. 99% auraient voté pour l’indépendance de la république séparatiste d’Ossétie du Sud de la Géorgie lors du référendum ; 98% auraient réélu le président sortant. 42.000 électeurs se seraient déplacés selon la Commission électorale des élections alternatives menées sur les territoires de la région sous contrôle géorgien. Selon les autorités de Tskhinvali, ceux-ci ne seraient pourtant que 14.000. Pour la présidentielle, le favori de Tbilissi Dimitri Sanakoev aurait remporté 88% des suffrages. Plus de 90% des électeurs auraient plébiscité un retour de l’Ossétie du Sud vers Tbilissi par voie fédérale.

Ces résultats sont sans aucune surprise et abondent dans le sens voulu par les pouvoirs en place de chaque côté. Ils plébiscitent en dehors du droit international deux pouvoirs en Ossétie du Sud, l’un indépendantiste et pro-russe, l’autre pro-géorgien. Le pouvoir de Kokoity a conforté sa légitimité par les urnes, quand une nouvelle entité politique a été érigée par Tbilissi pour contrer le séparatisme de son régime. La confrontation de deux légitimité n’apparaît ne serait-ce que dans la presse du lundi matin : les médias russes ignorent les élections alternatives, quand la presse géorgienne mentionne à peine les résultats de Tskhinvali.

Un vacuum de légitimité pèse sur la région de Tskhinvali. A la suite du conflit de 1990-91 entre Géorgiens et Ossètes, une partie de la région est contrôlée par les autorités de la république séparatiste d’Ossétie du Sud. L’autre est sous contrôle militaire de Tbilissi et n’avait jusqu’à aujourd’hui pas de statut politique – en réaction à la déclaration d’indépendance de l’Ossétie du Sud, le régime de Gamsakhourdia avait aboli son statut de région autonome, l’intégrant à la région administrative de Shida Kartlie. La répartition des zones de contrôle est un vrai casse-tête : les Géorgiens tiennent les villages dominant Tskhinvali à l’ouest et à l’est ; neuf villages géorgiens séparent la « capitale » du nord contrôlé par les milices ossètes, le long de la route la reliant à Djava, au tunnel de Roki et à l’Ossétie du Nord. Enclavée, Tskhinvali doit emprunter une route parallèle, la « route de la vie », pour rejoindre son « poumon » ; les villages géorgiens encastrés sont reliés aux territoires sous contrôle de Tbilissi par une simple voie.

La région a largement cristallisé les affrontements géopolitiques et économiques en Géorgie. Pendant l’été 2004, le nouveau gouvernement de Mikhaïl Saakachvili tente de prendre des mesures-éclair à différents niveaux. Pour assainir l’économie, il ferme le marché d’Ergneti qui constituait un débouché pour la contrebande transitant par l’Ossétie du Sud, mais aussi pour les produits agricoles des régions de Tskhinvali et Gori. Ce vaste marché noir constituait, en territoire neutre, un lieu d’échange précieux, seule intégration économique d’une région coupée en deux. Depuis sa fermeture, tout contact entre géorgiens et ossètes a été rendu plus difficile, menant à une exacerbation de l’aliénation des deux parties. A Tskhinvali comme à Gori, beaucoup voient cette fermeture comme un tort majeur à la région.

Pensant pouvoir recouvrer l’intégrité territoriale de la Géorgie, fort de son succès en Adjarie, le jeune gouvernement tente dans la foulée un assaut sur Tskhinvali, vite interrompu sous pression internationale. Le statu quo en est sorti renforcé, et l’assouplissement progressif des relations amorcé depuis quelques années a coupé court. Depuis, la question de l’Ossétie du Sud est plus que jamais un point d’achoppement dans les relations russo-géorgiennes. Tbilissi y voit une manipulation de Moscou pour saper sa construction étatique ; la Russie, omniprésente dans la république séparatiste, utilise diverses facettes du conflit, comme l’idée d’un génocide ossète, dans ses démêlés avec la Géorgie.

Référendum et contre référendum

Dans ce contexte, les élections de ce 12 novembre constituent un tournant important. A Tskhinvali, le régime de Kokoity a associé le scrutin présidentiel à un référendum intitulé : « Voulez-vous que la république d’Ossétie du Sud conserve son statut actuel d’Etat indépendant et soit reconnu par la communauté internationale ? ». Réitérer la question, alors que l’indépendance avait déjà été plébiscitée à 98% lors du référendum de janvier 1992, revient avant tout à consacrer la légitimité du régime actuel. Imposée par la Russie, par Kokoity lui-même ? Si le Kremlin soutient le référendum, il déclare toujours ne pas avoir l’intention de reconnaître la république ; le réel instigateur de la mise en scène électorale reste flou.

Mais la réelle nouvelle donne stratégique semble venir de Tbilissi. Handicapée par son manque d’intégrité territoriale, la Géorgie ne semble pas être en mesure d’acquérir celle-ci par la force. Le remaniement ministériel à deux jours du scrutin, qui retire le portefeuille de la Défense à Irakli Okruachvili, auteurs des discours les plus belliqueux au gouvernement, pourrait être un signe dans ce sens. Concession accordée au Kremlin, bien que Saakachvili s’en défende ? Quoi qu’il en soit, le régime géorgien a lancé une nouvelle stratégie en soutenant des élections alternatives sur le territoire du conflit sous contrôle géorgien. Le village d’Eredvi est devenu le centre d’une Commission électorale qui a mis en place pour la même date non seulement un référendum parallèle, mais l’élection d’un président pour cette partie de l’Ossétie du Sud. La campagne, annoncée par une ONG ossète récemment ouverte à Tbilissi, l’Union du Salut des Ossètes, devait initialement poser la même question qu’à Tskhinvali ; mais les bulletins demandaient finalement : « Souhaitez-vous que l’Ossétie du Sud engage des pourparlers avec Tbilissi en vue d’un Etat fédéral l’unissant à la Géorgie ? ».

Une campagne présidentielle a aussi été lancée, avec cinq candidats ossètes en disgrâce de Kokoity qui se sont tournés vers Tbilissi. Bien que déclarant les deux scrutins illégaux, il est clair que le régime géorgien a instigué les élections d’un président ossète dans la zone du conflit habitée par des géorgiens. Le candidat élu, l’ex-premier ministre sud ossète sous Chibirov, Dimitri Sanakoev, était d’ailleurs l’un des leaders des organisations séparatistes sud ossètes à la fin des années 1980. Candidat numéro 5, comme traditionnellement les candidats du Mouvement National en Géorgie, il siègera à Kurta, l’un des neufs villages géorgiens enclavés entre Tskhinvali et la région de Djava, lieu stratégique s’il en est.

Créer une deuxième légitimité en Ossétie du Sud

Les élections alternatives soutenues par Tbilissi doivent donc créer une deuxième entité autonome aux côtés de Tskhinvali, pro-géorgienne et qui représenterait tout autant le choix des Sud-Ossètes. Le président de la Commission électorale à Eredvi, Ourouzmag Karkouzov, soutient que les élections orchestrées par Tskhinvali sont discriminatoires, puisqu’elles ne s’adressent pas aux géorgiens d’Ossétie du Sud ni même à tous les Ossètes. Dimitri Sanakoev et Maia Chigoeva-Tsabochvili, une des quatre autres candidats, dénoncent l’orientation pro-russe du régime de Kokoity en soutenant que la question posée par Tskhinvali est : « voulez-vous conserver l’indépendance de l’Ossétie du Sud et son orientation vers la Russie ? ». Ils déclarent œuvrer pour la paix, puisqu’ils seraient présidents d’une Ossétie du Sud pluriethnique. Et ils se présentent comme les artisans d’une réconciliation avec l’Etat géorgien. S’ils seront élus par un électorat massivement géorgien, ils sont eux ossètes et peuvent donc revendiquer la même légitimité que celle de Kokoity. Son régime, dénoncé comme dictatorial et corrompu, ne serait donc plus l’unique voie pour les Ossètes.

En face, Kokoity qualifie le scrutin alternatif d’instigation provocatrice de Tbilissi. Moscou le déclare illégal – quand celui de Tskhinvali est « pleinement légal selon la constitution d’Ossétie du Sud » – , facteur de déstabilisation instruit par Tbilissi.

Dans les rues de Tskhinvali, les spots publicitaires, présentant enfants, équipes de football juniors et autres groupes de jeunesse, rivalisent d’encouragement à l’élaboration du futur de la nation ossète. Des membres d’organisations nord-ossètes sont également présents à Tskhinvali pendant le scrutin et certains spots s’adressent à eux. L’un d’entre eux présente un enfant en armure traditionnelle gardant une vallée de montagne l’épée à la main, et l’on peut y lire : « construisons la Grande Alanie » (Ossétie mythique). « Si tous les peuples du Caucase ont droit à un Etat, pourquoi pas nous, la Nation Ossète ? », dit Alan, 32 ans. « Une telle indépendance est actuellement impossible en Russie pour les nord ossètes », ajoute-t-il ; « nous devons montrer le chemin. »

A Tskhinvali, le discours majeur porte cependant sur les agressions en masse orchestrées par les autorités géorgiens dans le passé, et sur le manque de garanties que celles-ci offrent. Reste aussi que passeports, biens, retraites et salaires russes sont bien plus avantageux que leurs équivalents géorgiens. Les relations russo-géorgiennes actuelles n’encouragent pas à une union avec la Géorgie.

Vers une paix armée ?

L’Union européenne, l’OTAN et les Etats-Unis ont pointé l’illégalité des deux scrutins et aucun pays ne s’est déclaré prêt à reconnaître une indépendance sud-ossète violant l’intégralité territoriale de la Géorgie. L’escalade des tensions diplomatiques à la veille du scrutin aurait pu laisser penser à un affrontement imminent. Les accusations mutuelles de préparation d’attentats pendant les élections ne se sont pourtant pas vérifiées, et les mouvements de troupes n’ont pas été majeurs. Des remaniements ministériels des deux côtés ont aussi laissé paraître des possibles changements de stratégie ; le conflit armé semble dans un premier temps avoir été évité. La Russie a-t-elle l’intention de lâcher du leste en Ossétie du Sud ? Des négociations russo-géorgiennes ont-elles été entamées ? Le conflit surviendra-t-il au lendemain de l’investiture de deux autorités dans deux Osséties du Sud ?

Il est certain que les données du « conflit gelé » sont changées et que Tbilissi a entamé une campagne active vers un dégel. Signifie-t-il une évolution pacifique ou armée du statu quo ? La mise en place du second pouvoir sur le territoire contrôlé par Tbilissi et l’attitude du régime de Kokoity envers lui le dira bientôt. Tout comme la capacité du second président, Dimitri Sanakoev à se rendre légitime auprès des Ossètes – puisqu’il gouvernera pour l’instant sur un territoire peuplé par des Géorgiens. Kokoity a certes été plébiscité à 98-98%. Mais les influences peuvent vite changer dans cette région. Cependant, si les acteurs internationaux ne sont pas en mesure de faire évoluer les négociations selon la nouvelle donne, il est également possible que le statu quo n’ait endossé qu’une nouvelle forme.


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