Par Nicolas LANDRU à Tbilissi
© Nicolas Landru (Tbilissi, centre kurde)
« Centre international kurde de culture et d’information » annonce l’entrée d’un sous-sol, dans une ruelle des pentes de Mtatsminda, à Tbilissi. Dans les locaux, si une partie de la communauté se réunit les jours de fêtes, la gardienne Erika Mouradian est souvent seule. Cette fois-ci, l’attente de musiciens devant venir d’Arménie pour animer le centre aura été vaine. Visible et active à l’époque soviétique, la communauté kurde yézide de Tbilissi est aujourd’hui terriblement amoindrie. Déstructurée et divisée, elle est sans doute la minorité la plus fragilisée en Géorgie.
Le foyer du Centre ne contient que deux tables et une télévision. Mais il est richement décoré : drapeau et étoile kurde, icône-photo de Lalish, centre religieux yézide d’Irak, aux symboles de la religion : flocon, paon, trois coupoles, flamme éternelle. Et d’immenses portraits d’Abdullah Öcalan, le leader du PKK arrêté par les services secrets turcs en 1999, condamné à mort puis gracié sous pression internationale, figure charismatique et internationale du mouvement de libération kurde en Turquie.
Les évènements survenus en Géorgie en 1999 lors de son arrestation sont révélateurs de la situation de la communauté kurde en Géorgie. Quelques centaines de personnes sortaient dans les rues de Tbilissi pour manifester leur soutient à Öcalan, leader de la cause kurde. Une autre partie de la communauté, ne se reconnaissant pas dans ce combat, s’opposait à cette mobilisation.
Quand à la compréhension des problèmes des kurdes au sein de la société géorgienne, elle peut être illustrée par cette anecdote : on dit souvent que lorsque le chef de la police de Tbilissi apprit que des Kurdes protestaient à Samgori, en banlieue, à cause de l’arrestation d’un certain Öcalan, il donna l’ordre à ses troupes de libérer ce bandit. Criminels ou balayeurs – les femmes arpentant les rues de Tbilissi à la levée du jour pour nettoyer la ville sont presque exclusivement kurdes, cette profession leur étant réservée – voilà globalement l’image que leur réserve la société. D’ailleurs, triste hasard ou non, en géorgien, kurde se dit « kurti », et voleur « kurdi ».
Au son de la télévision kurde
Dans le Centre, Erika a accès aux six chaînes de télévision kurdes, dont ROJ, la voix du PKK diffusée depuis le Danemark, et MED-TV, basée en Belgique. Régulièrement, on lui apporte d’Arménie la presse écrite en arménien, en russe et en kurde. Pas de journal kurde en géorgien. Le centre est entièrement dévoué à la cause kurde internationale : un journal russophone s’intitule Kurdistan libre ; un autre, Amitié, titre « Öcalan, notre leader ».
Face à la télévision constamment allumée, Djémal explique l’injustice faite aux Kurdes, quand toutes les autres nations ont obtenu un territoire. La construction d’un Etat du Kurdistan, tel est son rêve. Erika, à l’annonce de la condamnation à mort de Saddam Hussein, accusé d’exécution de milliers de Kurdes, éprouve une joie sans bornes ; justice a été faite.
Autre signe d’identification à la cause kurde internationale parmi les Yézides de Tbilissi : lors du tournoi de football organisé par la Fédération Géorgienne de Football et l’UNDP entre groupes religieux de Géorgie en décembre 2006, l’équipe yézide s’intitule « Barzani », en référence à la plus grande tragédie kurde de l’histoire irakienne, l’arrestation par Saddam Hussein de tous les porteurs du nom Barzani en 1983, et leur disparition.
Kurdes ou Yézides ?
Pourtant l’identification de cette population du Caucase à la cause kurde internationale est loin d’être évidente. Dans la salle principale du Centre, parmi drapeaux kurdes et portraits d’Öcalan, les symboles yézides sont tout aussi fièrement affichés. Dans l’arrière-salle se trouve un temple, où les fidèles viennent célébrer les jours saints. « C’est notre religion kurde », dit Erika.
Or les différences religieuses parmi les kurdophones, et surtout dans le Caucase, brouillent fortement les identités. Quand la majorité des Kurdes, en Turquie, Irak ou Syrie, sont des musulmans sunnites, les Yézides pratiquent une ancienne religion vénérant le paon, symbole du démon devenu ange, la flamme et le soleil, en un curieux syncrétisme de zoroastrisme, christianisme, islam et judaïsme.
Les identités collectives ayant été longtemps formées autour de principes religieux, deux communautés distinctes se sont développées ; en Géorgie, le recensement de 1926 compte environ 10.000 Kurdes et 2000 Yézides ; puis les autorités soviétiques n’ont plus reconnu qu’une seule communauté kurde. Cependant, la plupart des musulmans ayant été déportés par Staline en 1944, les Yézides sont dénombrés à 18.329 contre 2.514 musulmans par le recensement de 2002. En outre, de par le facteur religieux, les kurdes musulmans se sont, comme en Arménie, fortement intégrés dans la communauté azérie ; ils ont souvent été recensés comme azéris, et certains de ceux présents en Géorgie de nos jours ont même la citoyenneté azérie.
Au sein de la communauté yézide pourtant, les clivages sont encore importants. Entre « ethniquement yézides », « d’ethnie kurde et de religion yézide » ou simplement « ethniquement kurdes », groupements, organisations et individus affichent tous les cas de figure. Dans le petit centre de Mtatsminda, si le mot « yézide » n’est pas une fois évoqué, la principale organisation culturelle de la communauté en Géorgie est « l’Union des Yézides de Géorgie », qui ne se reconnaît pas de lien avec les kurdes musulmans ou le mouvement du PKK. Les manuels scolaires arméniens mentionnent la « nation yézide », mais pour cette raison, plusieurs organisations de Tbilissi se sont plaintes à l’ambassade d’Arménie. La communauté a peu de chances d’arriver à un consensus.
Marginalisation et morcellement
L’Arménie comprend, avec près de 40.000 âmes, la plus importante communauté kurde yézide du Caucase, qui est également la plus organisée et la plus visible. En Géorgie, ils étaient recensés 33.331 en 1989 et 20.843 en 2002, mais les associations locales n’en estiment pas plus de 6.000.
Chiffres gonflés pour masquer l’émigration désastreuse en Géorgie ? Dans les années 1980, la communauté était encore bien visible à Tbilissi ; la ville comprenait l’un des théâtres du monde kurde les plus réputés. Exclus des positions publiques et de la plupart des circuits professionnels, sans porte-parole ni organisation fédératrice, les Kurdes yézides occupent aujourd’hui, selon un rapport de la fédération internationale des droits de l’homme, la position sociale la plus fragile du pays.
Dans le centre de Mtatsminda, les femmes parlent de leurs fils en Russie, de leurs filles en Allemagne, en France ou au Canada. En réalité, la communauté a littéralement fondu depuis 1989, et son taux d’émigration est le plus élevé parmi les minorités de Géorgie.
Signe de son morcellement, les jeunes, sans avenir ici, vont bien souvent tenter leur chance an Arménie, alors que la situation économique y est sur bien des points pire qu'en Géorgie.
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