Par Nicolas Landru à Manglissi et Tsalka
© Nicolas Landru (Route Tbilissi-Tsalka, vers Manglissi)
A moins de 100 kilomètres de Tbilissi, la petite ville de Tsalka pourrait être une périphérie de la capitale géorgienne. A l’époque soviétique, elle était l’un des « greniers » de la métropole, assurant à celle-ci son approvisionnement en produits laitiers et en pommes de terres. Mais dans cette zone montagneuse, l’effondrement de l’URSS a immédiatement engendré, outre la ruine des structures de production, la dégradation extrême des routes et des voies ferrées. Aujourd’hui, la haute Kvémo Kartlie est une des régions les plus isolées et délaissées de Géorgie. Evocation d’un exemple extrême de la désintégration du territoire géorgien.
Après le prestigieux village de Tskhnéti, à une dizaine de kilomètres à peine de Tbilissi, la route de Tsalka se jonche de nids de poules. Un tronçon en a été refait il y a peu, mais comme souvent en Géorgie, la réparation n’ayant pas été relayée par un entretien permanent de la voie, celle-ci est de nouveau dégradée. L’asphalte s’amenuise au fil des kilomètres, jusqu’à devenir quasi-absent après Manglissi, autrefois une zone de villégiature estivale prisée des Tbilissiens. Au-delà, il est presque impossible de s’aventurer sur la route escarpée – Tsalka se situe à 1.600 mètres d’altitude – sans véhicule tout terrain.
Signé en juillet 2006, un programme de rénovation complète parrainé par la Banque mondiale, devrait prendre place – même si des projets similaires avaient été formulés ces dernières années sans être menés à bien. En attendant, pour rejoindre Tsalka depuis Tbilissi, il faut passer par l’est, où la route entre Tetri-Tskaro et Tsalka avait été regoudronnée en par British Petroleum lors de la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC). Mais cette voie aussi est rapidement retournée à son état de dégradation initial. La solution la plus sûre est de faire un détour de plus de 300 kilomètres, en allant plein ouest pour revenir sur l’est vers Tsalka par la lointaine Djavakhétie, dont les routes ont pourtant une médiocre réputation. Naturellement, les voies secondaires de la région sont en plus piteux état encore. Le progrès notable en matière de transports concerne la voie de chemin de fer, tombée à l’abandon, puis rouverte en août 2006. Reste toutefois un écueil de taille : l’insuffisance des trains et leur lenteur.
Une région morcelée et vidée
Tsira, 75 ans, vit dans un village près de Manglissi, à sept kilomètres de la route. Une fois par semaine, elle s’y rend à pied pour attendre qu’une voiture l’emmène à Tbilissi, les transports en commun ayant quasiment disparu. Elle va y vendre de la sauce de tkhemali pour augmenter sa maigre retraite. A l’époque soviétique, elle travaillait dans une usine de Tskhnéti, faisant la navette tous les jours. Le voyage durait moins d’une demi-heure ; il faut aujourd’hui deux à trois fois plus de temps. Les activités de la région, autrefois centralisées, ont virtuellement cessé. Dans cette zone encore proche de la capitale, ceux qui vont vendre des produits de l’agriculture vivrière sur les marchés de Tbilissi ne le peuvent le faire quotidiennement que s’ils ont un bon véhicule, et à la belle saison. « Au début des années 1990, les Grecs ont pu partir en Grèce et les Arméniens à Erevan », se souvient -elle, « mais nous, les Géorgiens de la région, nous n’avons eu d’autre choix que de rester. »
C’est que les districts montagneux de Kvémo Kartli connaissent, outre une grande désintégration logistique et économique, le morcellement communautaire le plus important du pays. Avant 1991, le rayon de Tsalka était majoritairement peuplé de Grecs et d’Arméniens, celui de Tetri-Tskaro de Géorgiens, et celui de Dmanissi au sud, d’Azéris. A l’intérieur de zones majoritaires, les villages de communautés différentes se côtoyaient sans toutefois que les contacts intercommunautaires ne soient très élevés, ni qu’il y ait une tendance à la mixité ethnique. L’effondrement économique et la dégradation des routes n’ont fait que renforcer cette caractéristique, et aujourd’hui chaque village tend à vivre isolé et replié sur lui-même.
L’émigration a bouleversé la structure sociale de la région, en particulier à Tsalka, celui des trois rayons qui connaît la situation la plus difficile, où le départ massif des Grecs depuis 1991 a laissé la majorité des villages vides. En général, les communautés arméniennes ont aussi été enclines à émigrer ; les Azerbaïdjanais également, mais de manière moins massive, en partie parce qu’ils avaient moins de destinations viables en perspective. Même le rayon de Tetri-Tskaro, à majorité géorgienne, s’est fortement dépeuplé.
Les chiffres parlent d’eux même : à comparer les recensements de 1989 et 2002, le nombre d’habitants du rayon de Tsalka a été divisé par 2,2 ; celui de Dmanissi par 1,8. Même si les statistiques officielles ne sont pas entièrement fiables – il semblerait que les chiffres soient tantôt augmentés ou diminués selon les besoins politiques. De plus, les mouvements chaotiques de migration rendent le décompte presque impossible. Il semble que la population de la haute Kvémo Kartlie atteindrait à peine 80.000 âmes, alors qu’elle dépassait les 150.000 en 1989.
Tsalka : une zone déstabilisée
Un autre facteur démographique a été cause d’instabilité dans la région : l’immigration de populations géorgiennes, en général dans des zones dépeuplées, en vagues successives, à la fin des années 1980, en 1998, 2002 et 2004. Des Svanes et des Adjares provenant de zones sinistrées par des glissements de terrains ou à haut risque y ont été relogés, particulièrement à Tsalka, dans les habitations laissées vides par les Grecs.
Des controverses sont apparues sur l’objectif réel du gouvernement. Certains porte-paroles des minorités ethniques y ont vu la volonté de « géorgiser » une région à majorité non-géorgienne. Les autorités ont avancé l’argument de l’urgence à parer au dépeuplement de la région.
Au-delà des discours ethnicisant, il est clair qu’une lutte ardue pour le contrôle des ressources et de l’économie de la région de Tsalka s’est déclenchée entre anciens et nouveaux habitants.
L’absence d’organisation qui a caractérisé le processus d’implantation des nouveaux venu a engendré un flou général sur les questions de la propriété – certains se sont installés dans des maisons vides appartenant encore à d’autres. Le manque de légalisation et de déploiement de forces de sécurité a laissé place au crime et à la violence, surtout depuis 2004.
En mars 2006, le meurtre d’un Arménien par un Svane à Tsalka a provoqué d’intenses remous au sein de la communauté arménienne de Géorgie. Peu de temps auparavant, l’assassinat d’un couple de Grecs par des Adjares avait entraîné une série de règlements de comptes entre anciennes et nouvelles structures communautaires.
En marge de l’attention publique
Ces défis sociaux et communautaires s’ajoutent à des problèmes structurels de taille. Ces trois districts montagneux sont parmi les plus pauvres de Géorgie. Dans les environs de Tsalka, la plupart des villages n’ont pas l’eau courante ni l’électricité. Le banditisme a longtemps contribué à tenir la région à l’écart des processus politiques majeurs, et la méconnaissance qu’ont les minorités ethniques de la langue géorgienne renforce cet isolement politique. Même si, sous l’ancien président Edouard Chevardnadze, puis avec « la révolution des roses », l’Etat a peu à peu rétabli son autorité sur la région, les administrations sont ici largement moins transparentes que dans la moyenne du pays.
Le découpage géographique de la Kvémo Kartlie en fait une région particulièrement artificielle, déséquilibrée, et donc difficile à administrer. Son manque de cohérence n’est pas unique en Géorgie, mais les disparités y sont particulièrement grandes : entre Vazisubani, banlieue difficile de Tbilissi, le grand ensemble industriel Roustavi-Gardabani, la plaine agricole majoritairement azérie de Marnéouli et Bolnissi et les trois districts montagneux, isolés et pluriethniques, les défis sociaux et économiques sont très différents. Ironiquement, Kvémo Kartlie signifie « basse Kartlie », mais trois de ses districts ont l’un des reliefs les plus montagneux et les plus chahutés du pays. Comparés aux rayons très peuplés de la plaine, ces trois districts paraissent souvent aux décideurs politiques régionaux d’une importance limitée.
Autre handicap, et non des moindres, la région et ses difficultés passent largement inaperçues dans la vie publique et médiatique géorgienne. La Djavakhétie est souvent pointée comme la région pauvre et isolée par excellence en Géorgie.
Mais cette image lui est souvent attribuée pour couvrir les problèmes ethno-politiques qui la sous-tendent – région fortement arménienne, elle contient une base militaire russe qui doit fermer en 2008 ; surtout, elle occulte souvent la région de Tsalka, dont les difficultés liées à l’isolement et la pauvreté sont bien plus accrues, et qui n’a pas, comme sa voisine, l’Arménie comme porte.
Si la Grèce exerce quelques pressions pour que des projets de réhabilitations soient menés à bien à Tsalka, la minorité grecque a bien trop fondu pour que cela ait une portée conséquente.
Certaines organisations arméniennes se préoccupent fortement de la situation des Arméniens de la région, les tensions sociales prenant bien souvent une tournure « ethnique » ; mais jusqu’à présent, la Djavakhétie a autrement plus mobilisé leur attention.
Bien que certains projets de développement, comme le Millenium Challenge Program, incluent les zones montagneuses de la Kvémo Kartlie, il n’existe pour l’instant aucun facteur qui pourrait rapidement faire évoluer la situation. Il manque encore les moyens et la vision d’un développement d’ensemble de la part des autorités géorgiennes, et les divers projets sont le plus souvent développés au coup par coup.
« A Manglissi, ils ont de la chance que M. Bejouachvili (ministre des affaires étrangères de Géorgie) en soit originaire », se plaint Tsira, « il y fait de bonnes choses. Mais dans mon village, on ne reçoit rien du tout. »
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