mercredi 28 mai 2008

Le réaménagement du secteur énergétique au cœur des doutes sur l’avenir géopolitique de la Géorgie

Article paru dans caucaz.com, édition du 07/05/2006
Par Nicolas LANDRU à Tbilissi





© Caucaz.com (Devant le ministère de l'Economie - Tbilissi)

Le 24 mars dernier, un décret du ministre de l’Economie géorgien Irakli Chogovadze a annoncé la fusion des trois grandes compagnies d’Etat géorgiennes de gaz et de pétrole en une seule entreprise. Alors que le gouvernement assure que cette fusion, qui devrait effective d’ici juillet, vise à défendre les intérêts du pays, une partie de la presse géorgienne a pointé ses entraves à la loi, ainsi que ses possibles dérives, en servant notamment de porte au géant gazier russe Gazprom. Dans une période où les relations diplomatiques avec la Russie sont particulièrement tendues et où le gouvernement de Zourab Nogaideli se heurte à une vague de mécontentement dans la mise en place de ses réformes, cette affaire suscite depuis plus d’un mois une controverse animée par des craintes à l’égard de l’indépendance énergétique de la Géorgie. Et pour ainsi dire de son avenir géopolitique.

La compagnie géorgienne de pétrole et de gaz (Georgian Oil and Gas Corporation, GOGC) opèrera une concentration importante de l’infrastructure énergétique géorgienne, en en acquérant entièrement la gestion. Elle résulte de la fusion de trois compagnies : la société gazière géorgienne internationale (Georgian International Gas Corporation, GIGC), contrôle le réseau national de gazoducs ; la société pétrolière géorgienne internationale (Georgian International Oil Corporation, GIOC) gère l’approvisionnement en pétrole et le développement des oléoducs en Géorgie ; la compagnie pétrolière d'Etat géorgienne (National Oil Company, Saknavtobi ou Gruzneft) supervise, elle, la production pétrolière sur le territoire géorgien.





Toutes trois disposent de différentes sources d’approvisionnement : la GIGC est en contrat avec Gazprom, la GIOC avec le champ de Shah-Deniz en Azerbaïdjan, et Sakanavtobi dispose des ressources géorgiennes. Le ministère géorgien de l’Energie et du Fuel, structure responsable de la fusion, insiste sur le fait que l’afflux vraisemblable de ressources de gaz alternatives serait rendu difficile s’il était géré par différentes structures. De même, faire fusionner les finances des trois compagnies devrait permettre de décrocher des contrats plus importants avec les partenaires internationaux et d’obtenir plus facilement des crédits bancaires de longue échéance.




Avec un capital de base de 101 millions de laris, soit 55,5 millions de dollars environ, la GOGC est une structure sans précédent en Géorgie. Avec les constructions de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan ou du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzeroum, le pays est devenu un centre de confrontation des intérêts américains, russes et turcs dans la région. Le réaménagement du secteur énergétique du pays n’a donc rien d’une surprise, un besoin accru d’efficacité dans le secteur étant évident. Cependant, l’essentiel reste encore flou : à qui profite cette fusion ?

Faire le lit de Gazprom ?

Le quotidien géorgien Rezonanci, suivi d’autres médias, a émis un certain nombre d’inquiétudes quant au but final de la fusion. Alarmé par la hâte excessive de la procédure et son manque de transparence, il y entrevoit l’amorce d’une privatisation du réseau de gazoducs et d’oléoducs géorgien. L’Etat géorgien étant redevable de plus de 450 millions de dollars à Gazprom, Rezonanci évoque un possible chantage exercé par la firme russe : si la Géorgie lui cédait son réseau, le géant gazier pourrait peut-être effacer ses dettes. Le même procédé ayant eu cours en Arménie, les soupçons pesant sur le processus de fusion sont lourds.

Plusieurs experts partagent cette inquiétude : des tentatives de privatisation du réseau géorgien ont déjà eu lieu récemment et se sont heurtées à un tollé. Gia Khukhachvili, expert indépendant, a rappelé le récent scandale déclencé lorsque des membres du gouvernement ont proposé de vendre le réseau de gazoducs à Gazprom, ce qui revient à dire au Kremlin.

En Occident, des craintes qu’une privatisation de l’entreprise ne profite au géant russe ont également été émises. Les investisseurs américains, en particulier, ont été alarmés par une décision et une mise en place aussi rapide de la fusion. Dans un contexte où la Russie utilise ses ressources énergétiques comme arme politique, notamment envers l’Ukraine et, selon les accusations de Tbilissi, envers la Géorgie, d’aucuns soupçonnent certains officiels géorgiens haut placés d’agir en faveur des intérêts russes. Parmi lesquels le ministre d’Etat des Réformes économiques, Kakha Bendoukidze, qui avait employé un langage ordurier au sujet du directeur des Programmes de Sécurité Internationale et d’Energie du Centre Nixon, Zeyno Baran.





Celui-ci avait en effet été l’un des premiers à exprimer ses inquiétudes au gouvernement au sujet de la fusion, fin mars. Selon ses propos, non seulement la fusion n’apporterait guère d’avantages au pays, mais il serait beaucoup plus facile pour Gazprom d’établir son contrôle sur une structure unifiée, qui pourrait se vendre plus facilement que des compagnies séparées.

Cependant, après s’être entretenu avec Davit Ingorokva, président désigné de la structure naissante, et actuel patron de la GIGC, Zeyno Baran a changé d’avis. Il soutient à présent que les arguments développés en faveur de la fusion se tiennent. Il dit ne plus désapprouver le processus : « j’ai simplement exprimé ma préoccupation, car unifier les trois en une entité pourrait à l’avenir rendre la Géorgie vulnérable à Gazprom {…}. Aussi longtemps que le processus est transparent et que l’on répond aux questions en cours, la fusion ne pose bien sûr aucun problème ».





Un gouvernement en mal de crédibilité





À la suite d’une série de confrontations entre l’opposition et le parti au pouvoir, Mouvement National, ces derniers mois, la fusion, avant même sa création, a été utilisée par différents partis pour accuser l’administration Saakachvili d’antipatriotisme, de corruption et de violation de la Constitution. Dès le 21 mars, le député du parti Nouvelles Droites, Irakli Iachvili, a dénoncé l’intention de privatiser et de vendre les « tubes » du pays, sous couvert du conglomérat. Le 11 avril, le Parti républicain a demandé la démission du premier ministre et de deux autres ministres, prenant en compte l’aspect législatif du problème.



Dans ce contexte, il est difficile de faire la part des choses. D’une part, le gouvernement traverse une vague d’impopularité et se voit accusé de traîtrise à chacune de ses initiatives. Or les autorités ont avancé l’argument solide, mentionné plus haut, du besoin urgent de réaménagement de l’infrastructure gazière et pétrolière géorgienne pour gagner en efficacité. Le ministre de l’Energie et du Fuel, Nika Gilauri, a formellement démenti toute crainte de privatisation de l’entreprise, personne n’ayant, selon lui, l’intention de la vendre. Le gouvernement ne cesse d’assurer que la fusion doit servir l’intérêt national.





Il n’en reste pas moins que les informations fournies par les différents responsables sont souvent contradictoires et laissent place à de sérieuses préoccupations. Kakha Damenia, vice-ministre de l’Economie, a assuré que l’une des trois compagnies fusionnées, Saknavtobi, agira en tant que représentant de l’Etat dans la structure, et que n’importe quel investisseur pourrait y entrer en remportant un appel d’offres. Personne ne pourrait donc interdire à Gazprom de participer à cet appel d’offres.





Dans le flou





Les doutes qui pèsent sur la finalité de la fusion sont renforcés par le fait que, sous deux aspects, sa réalisation ne s’est pas conforme à la loi. Trois des sept sièges du conseil d’administration de la GOGC sont occupés par des membres du gouvernement : le premier ministre Zourab Nogaideli, le ministre de l’Energie et du Fuel Nika Gilauri, et le signataire du décret, le ministre de l’Economie Irakli Chogovadze. Au-delà du poids direct du gouvernement dans la structure, cette composition a soulevé une autre controverse. Dans son enqûete du 10 avril, Rezonanci souligne que, selon la Constitution géorgienne, un membre de cabinet ne doit occuper aucune autre position qu’au sein d’un parti politique, et ne doit en aucun cas être impliqué dans des activités commerciales. Ce à quoi le vice-ministre de l’Economie Kakha Damenia a répondu que la loi sur l’entreprise autorise des fonctionnaires à être membres du conseil d’administration d'une entreprise.





Certains experts en droit comme Vakhtang Khmaladze ont montré que la loi sur l’entreprise ne concerne que des fonctionnaires publics de niveau inférieur, et la controverse a pris de l’ampleur. Finalement, Rezonanci rapportait le 1er mai que le gouvernement envisage d’amender la loi en question pour légaliser le de facto conseil d’administration. Toutefois, les autorités semblent manquer une fois de plus de coordination. Le porte-parole du Parlement, Mikhail Matchavariani, a admis que la Constitution avait été violée, quand le premier ministre niait toute infraction. Cependant, selon lui, « afin d’éviter les mésententes, le gouvernement prépare des amendements à la loi ».





Deuxième problème pointé par Rezonanci, la décision de fusionner les trois compagnies d’Etat ne serait pas conforme avec les directives du Millenium Challenge Account, programme d’aide américain qui a attribué 49,5 millions de dollars pour réhabiliter le réseau de gazoducs et d’oléoducs géorgiens. En effet, le contrat signé, au coeur des préoccupations occidentales de préserver l’indépendance du potentiel géorgien, interdisait aux autorités géorgiennes de privatiser le réseau, mais surtout de vendre ou de transférer le contrôle de la CGIC. Comme la COGC devient le successeur de la CGIC dans la gestion du réseau, cette clause du contrat risquerait d’être court-circuitée.





Toutefois, le Millenium Challenge Georgia Fund a lui-même déclaré que l’essentiel est que ce réseau reste propriété d’Etat, après que la nouvelle entreprise en ait pris la responsabilité. Si des doutes peuvent peser sur un possible détournement du contrat, ce problème reste en suspens et dépendra de l’évolution des luttes pour le contrôle de la nouvelle structure.





Un avenir en point d’interrogation





En définitive, si la fusion des trois grandes compagnies d’énergie géorgiennes a insufflé des doutes sur les intérêts que défendent les responsables politiques, rien n’est actuellement joué dans la lutte pour le contrôle du réseau géorgien de transit/distribution de gaz et de pétrole.




La direction que prendra la jeune corporation COGC, lorsque la fusion sera finalisée, montrera sur quelle voie géopolitique la Géorgie s’engage. En tous les cas, la controverse animée qui entoure le processus de fusion souligne les fragilités de l’indépendance énergétique géorgienne. Dans cette période de flottement, la sensibilité du sujet révèle une fois encore les difficultés du régime de Mikhaïl Saakachvili à gagner la confiance, dans son pays et avec ses partenaires internationaux.

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