mercredi 28 mai 2008

Géorgie : la région de Tkhibouli face à l’exode rural

Article paru dans caucaz.com, édition du 20/11/2006
Par Nicolas LANDRU à Tkhibouli


© Nicolas Landru, la gare de Tkhibouli

Sur un haut plateau dominant la plaine imérétienne, encastrée dans les premiers contreforts du Grand Caucase, la route qui mène des basses terres à la ville de Tkhibouli est en pleins travaux. Les hommes de chantier y coulent un asphalte neuf. Depuis quelques semaines ayant précédé les élections locales du 5 octobre 2006, le gouvernement géorgien donne l’impression de vouloir lever la léthargie tombée sur la région Okriba, en Géorgie occidentale, il y a une quinzaine d’années. Des travaux sur la route Koutaïssi-Tkhibouli sont entrepris. Comme ailleurs dans le pays, à Tkhibouli, jardins d’enfants et terrains de sports sont construits ou modernisés. On annonce la réouverture, en mai prochain, de la gare fermée depuis l’effondrement économique du pays. Pourtant, malgré le vernis passé en période électorale, peu ici sont optimistes. « Saakachvili fait tout pour Tbilissi et Batoumi, mais il ne pensent pas souvent à nous», se plaint Kakha, ancien mineur, comme la plupart des habitants de Tkhibouli.

Le cas de l’Okriba est à part en Géorgie. Peu peuplée jusqu’au début du 20e siècle, pont entre la plaine de Koutaïssi et les montagnes de Racha, elle a été bouleversée par la découverte de gisements de charbon au temps de l’empire russe. Rapidement exploités, ceux-ci donnèrent jour à des mines, puis en 1892 au village de Tkhibouli, centre minier qui fédérait les villages alentours jusqu’alors repliés sur une agriculture vivrière.

C’est en 1939 que Tkhibouli acquit le statut de ville. En plus de ses quatre mines de charbon, elle devint un centre d’extraction de granite et de sable, mais surtout d’exploitation de thé, cultivé dans les fermes collectives des environs. Tout à l’honneur de la région, le thé de Tkhibouli aurait même été le préféré de Staline.

Avec 39.600 habitants en 1986, Tkhibouli n’est pourtant jamais devenu un véritable centre urbain. Les villages la surplombant ont, en outre, été fortement reliés à son activité, au point que l’activité agricole y a été délaissée et que bien des mineurs sont venus y habiter. Beaucoup de villageois ont aussi fourni la main d’œuvre des exploitations de thé.

Véritable zone rurale industrielle, le district de Tkhibouli est devenu à partir des années 1950 l’une des régions les plus prospères de l’Union soviétique. Selon des habitants de Tkhibouli, un été passé à travailler dans une plantation de thé suffisait à payer la construction d’une maison. Les mineurs avaient des salaires parmi les plus élevés de l’imperium, attirant un nombre non négligeable de migrants d’autres régions, essentiellement des Russes et des Bulgares. La prospérité avait également favorisé la villégiature dans les villages environnants, équipés de sanatoriums, de cantines et de pensions.

Le squelette de l’abondance

Aujourd’hui pourtant, l’arrivée sur Tkhibouli offre un triste tableau. Usines décrépies, mines laissées à elles-mêmes, barres d’immeubles abandonnées, vaches et cochons broutant dans les friches industrielles : construite le long de la route sinueuse, la ville n’est plus qu’une succession de blocs en béton, en partie, désertés.

Avec la chute de l’Union soviétique, toutes les activités d’Etat ont périclité en Géorgie. Ici, alors que dans l’ensemble la république avait été remarquablement peu industrialisé, le sinistre s’est encore plus fait sentir. « A Vani, en Imérétie du sud, les gens n’ont jamais eu grand-chose, ils n’ont pas beaucoup senti la différence », lance Tamuna. « Ici, on a tout perdu ».

En quelques mois après l’arrêt brutal des activités économiques en 1991, la prospérité a laissé place au désastre. Les habitants ont eux-mêmes pillé les entrepôts et démembré les équipements. Ils ont pris les fenêtres des usines pour les mettre à leurs appartements, démonté les structures en bois des mines pour se chauffer, enlevé les rails pour vendre les métaux.

Les mines fermées, certains ont continué à aller au fond illégalement pour vendre le charbon ou se chauffer, au péril de leur vie. Les conditions de sécurité se détériorant au fil des ans, les accidents ont été nombreux. Les plantations de thé ont également été abandonnées, se situant pour la plupart trop loin des habitations pour que les anciens travailleurs puissent les mettre en valeur, sans machines agricoles ni moyen de transport pour s’y rendre.

Des villages sans ressource

En venant de la plaine d’Imérétie ou des montagnes de Racha, la quasi-absence d’activité agricole dans la région de Tkhibouli saute aux yeux. Des champs laissés aux mauvaises herbes, d’anciennes rangées de thé broutées par les animaux. Dans les jardins des maisons villageoises, rares sont les arbres fruitiers, pommes de terres ou autres cultures de survivance. Si les autochtones pointent la pauvreté des sols, il semble pourtant que les régions avoisinantes ne présentent pas de bien meilleurs terroirs.

Déracinés de leur environnement rural, les habitants de la quinzaine de villages entourant Tkhibouli avaient été, dans la période soviétique, uniquement tournés vers les activités industrielles de la ville et vers la culture intensive du thé. Avec l’effondrement, ils n’ont pas été en mesure, comme beaucoup de leurs compatriotes habitués au travail de la terre, de se replier sur une polyculture vivrière. Prolétaires ruraux, il se sont trouvés aussi démunis que les habitants des villes.

Les anciens ouvriers des plantations ont souvent pu cultiver du thé pour un usage personnel, mais sans avoir l’équipement pour pérenniser l’exploitation commerciale ; ils ont aussi pu faire pousser quelques carrés de maïs.

En outre, il n’existe dans tout le district aucune infrastructure d’irrigation, à la différence de zones agricoles comme le district de Vani. L’imposant réservoir de Tkhibouli, que l’on longe par la route menant de la plaine à l’Okriba, est réservé à l’énergie hydroélectrique et nécessiterait des travaux gigantesques pour être utilisé comme source d’irrigation. L’été dernier n’a pas apporté de précipitations, et tous les maïs ont séché. Le bruit court ici qu’Ivanichvili, mécène millionaire imérétien, aurait voulu racheter le réservoir à l’Etat pour le bien des habitants, et le gouvernement aurait refusé…

Mais un autre facteur a son importance : les revenus provenant de l’immigration et l’achat de produits alimentaires sont plus rentables qu’un effort de mise en valeur d’une terre peu fertile.

Inéluctable exode

L’émigration ici se voit à l’œil nu. Dans la rue principale du village de Satsire, la nuit, seules deux maisons sont éclairées. Le jeune Giorgi confie : « Beaucoup de mes amis sont en Russie pendant l’année. Moi j’étudie à Koutaïssi, mais plus tard je veux rester. C’est ici chez moi. »

Un tiers de la population serait parti du district selon les statistiques. Mais les observateurs locaux en estiment bien plus. L’été, les villages et la ville se repeuplent ; en septembre, hommes et femmes vont chercher du travail ailleurs.

Les maisons constamment vides laissent deviner les départs de familles entières, notamment pour les banlieues de Tbilissi, si les chefs de familles y ont trouvé des emplois dans le bâtiment ou comme vendeurs de fortune. Mais si leur éducation – linguistique principalement – le leur permet, ils laissent leur famille au pays pour trouver des ressources à l’étranger, le plus souvent en Russie.

Les voies migratoires suivent les réseaux de connaissances. Quand quelqu’un a réussi à s’installer dans un pays, ses proches ou voisins peuvent prendre sa suite. « Une des mes amies a réussi en Italie ; si la situation n’évolue pas, j’irai la rejoindre », raconte Nino. Les femmes semblent avoir trouvé des voies plus faciles en Italie et en Grèce, quand la plupart des hommes, dont le niveau de russe avait été élevé par le biais du service militaire soviétique, ont plus facilement accès à la Russie.

Quant à ceux qui sont restés, ils trouvent du travail ça et là, dans des réseaux commerciaux liés à la ville de Koutaïssi. L’activité économique locale étant quasi-nulle, ceux qui restent exercent une migration journalière ou hebdomadaire en Imérétie. Le nombre de kiosques à cigarettes ou à coca-cola, particulièrement élevé comparé au nombre d’habitants, témoigne du reste de ce que le commerce local est l’une des rares activités de la région.

Une famille sur deux vivrait des rentes versées par l’un de ses membres émigré. Ce qui n’encourage pas la plupart des foyers à tenter de revaloriser la terre.

Certains jeunes, peu nombreux, restent par choix : ils vont faire leur éducation à Koutaïssi, bien que le niveau soit beaucoup moins prometteur que celui de Tbilissi, et espèrent pouvoir contribuer au développement de leur terre natale, et y vivre. Mais leur chance d’y trouver un emploi est jusqu’à présent bien maigre.

Des signes de changement ?

L’évolution de la situation générale en Géorgie est pourtant susceptible de modifier les données de l’impasse que connaît la région. La détérioration des relations entre Tbilissi et Moscou a affecté en premier lieu les Géorgiens de Russie. Suite à l’affaire des espions russes, les mesures de rétorsion prises par le Kremlin ont abouti à une chasse aux immigrés géorgiens. Si leur effet a été avant tout psychologique – le nombre de géorgien expulsés étant symbolique comparé au nombre de géorgiens habitant en Russie – il a été extrêmement puissant, et se ressent de manière encore plus forte dans une région qui ne vit pratiquement que de l’émigration.

En revanche, le regain d’activité économique en Géorgie a fini par atteindre l’Okriba. Une compagnie néerlandaise a récemment acheté la carrière de granite pour acheminer les minéraux vers Poti. Si elle n’emploie effectivement que peu de personnes, elle est un bon signe pour la redynamisation de la région.

Depuis deux ans, l’une des mines de charbon de Tkhibouli a été privatisée en faveur de Sakinvesti et recommence à fonctionner. Mais il semble que les habitants préfèrent continuer à vivre de l’argent reçu depuis l’étranger plutôt que de replonger dans un des métiers les plus dangereux.

Comme les initiatives prises à la veille des élections n’ont pas été interrompues, il semblerait que le gouvernement ait pris des mesures pour désenclaver la région. Suivant un nouveau programme d’assistance aux familles pauvres, 60.000 foyers du district reçoivent une aide financière depuis mi-octobre, l’aide attribuée étant à Tkhibouli l’une des plus élevées du pays. En outre, la reconstruction des infrastructures, désenclavant la région, laisse entrevoir la possibilité d’un regain d’activités. Tout au moins, la population se sentira moins abandonnée de Tbilissi. La seule visite du premier ministre Zourab Nogaideli avant les élections, a dissipé les mécontentements et donné une écrasante majorité au Mouvement national, le parti au pouvoir, à l’issue du scrutin.

Si le district de Tkhibouli est un cas isolé en raison des particularités de son histoire économique, il connaît les mêmes difficultés que toutes les régions géorgiennes. En Djavakhétie, où vit une grande majorité d’arméniens, la situation est plus dramatique encore : 60 à 70% des habitants émigreraient régulièrement.

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