jeudi 29 mai 2008

Anges et saints : mises en scène politiques dans la Géorgie post-révolutionnaire

Article paru dans caucaz.com, édition du 10/12/2006
Par Birgit KUCH (Ecole doctorale Bruchzonen der Globalisierung - Institut de Sciences Théâtrales, Université de Leipzig) à Tbilissi, traduit de l'Allemand par Nicolas Landru


© Birgit Kuch ("monument de la liberté" à Tbilissi)

Le 23 novembre, Tbilissi a acquis une nouvelle statue. Le « monument de la liberté », hissant la figure dorée et scintillante de Saint Georges, haut de 40 mètres, s’élève au milieu de la Place de la Liberté, au centre de la capitale géorgienne. Il a été inauguré par le président géorgien Mikhaïl Saakachvili à l’occasion de la célébration des trois ans de la "révolution des roses". Par hasard ou non, c’était lors du 23 novembre 2003, date de la Saint Georges pour le calendrier orthodoxe, que l’ex-président géorgien Edouard Chevardnadze donnait sa démission. Depuis, en Géorgie, la fête chrétienne de la « Giorgoba » tombe le même jour que la fête de la victoire de la "révolution des roses". Occasion de célébrations contenant de nombreux éléments théâtraux et qui permettent régulièrement à Mikhaïl Saakachvili d’exposer diverses alliances et affiliations.

Les mises en scènes politiques sur la place publique sont, de manière frappante, un moyen que le pouvoir géorgien actuel utilise très fréquemment. Des artistes du monde du spectacle y sont la plupart du temps directement impliqués, ce qui en fait une part intégrante du paysage théâtral en Géorgie post-soviétique. Mais dans les théâtres eux-mêmes, on commente directement sur scène l’actualité. Signe de la focalisation de la société géorgienne sur la politique, dans un pays où les décisions politiques ont justement une influence directe sur les conditions de vie. A chaque opposé, un cas de figure.

Saints

L’ouverture des festivités de la "révolution des roses" consistait cette année en une messe à Saint Georges dans la cathédrale de la trinité (Sameba), au cours de laquelle le fils de Saakachvili, Nikolozi, a été baptisé par le patriarche Ilia II. Le président ukrainien Viktor Iouchtchenko et Nino Anaiachvili, danseuse étoile et maîtresse de ballet de l’Opéra de Tbilissi y étaient consacrés parrain et marraine. Par ce rituel, le président géorgien nouait un lien plus que symbolique, familier, avec l’Eglise orthodoxe ; avec le plus éminent leader de l’une des "révolutions colorées" et allié capital au sein de la Communauté des Etats indépendants (CEI) ; et non des moindres, avec les artistes de Géorgie, la figure la plus connue de l’Opéra de Tbilissi devenant marraine de son fils.

Après les discours de célébration tenus dans le Parlement géorgien, où les invités d’honneurs, les représentants des gouvernements polonais, ukrainien et estonien, affirmaient le soutien de leurs pays à la Géorgie, avait lieu l’inauguration du « monument de la liberté ».

Cadeau du sculpteur d’origine géorgienne et basé en Russie, Zourab Tsérétéli, le monument avait vu sa première pierre posée au cours de la célébration de la "révolution des roses" de l’année dernière, avec le concours du même Iouchtchenko, et son achèvement avait été en réalité prévu pour le printemps dernier.

Dans son discours inaugural, appelant à l’unité et à la patience dans le pays, Saakachvili déclarait : « Saint Georges guidera une Géorgie unie, forte et fière vers la liberté finale. La Géorgie sera unifiée ». En outre, proclamait-il en s’appuyant sur la bataille médiévale de Didgori, la Géorgie sur la voie de la liberté se trouve à un point de non retour. « Ceux qui veulent mettre la Géorgie à genoux se rendront bientôt compte qu’ils échoueront et que nous nous renforcerons. » Et en se référant au combat du saint contre le dragon, représenté par la statue de Tsérétéli : « Le Bien vaincra toujours le Mal. Aujourd’hui, la Géorgie construit un Etat européen moderne. »

Lors de l’inauguration elle-même, le lien entre religion, art et politique pouvait être mis en scène avec succès, et ce avant tout pour le public télévisé. Plusieurs chaînes retransmettaient les festivités en direct sur les écrans, où l’on pouvait voir Ilia II et les membres du gouvernement se tenant sur la tribune derrière Saakachvili. Devant ce dernier, une foule enthousiaste, brandissant enfants et drapeaux.

Cependant, une visite des lieux après l’inauguration nous montrait que le quidam n’avait pas accès à la zone des tribunes, protégée d’une ceinture de sécurité. Visages choisis donc pour l’inauguration du « monument de la liberté ». Que signifie alors liberté dans ce contexte ?

Pourtant depuis que la première pierre a été posée, le monument a été confronté à de nombreuses critiques : beaucoup le ressentent comme pompeux, certains se demandent qui est le dragon abattu par Saint Georges ; on a même chuchoté que la mise en place finale de la statue, qui a été sans cesse repoussée, serait un signal de début de guerre contre les territoires sécessionnistes. Les critiques les plus sérieuses viennent cependant des cercles orthodoxes eux-mêmes, qui dénoncent la réalisation de statues de saints comme interdite par la tradition ecclésiastique.

En fin de compte, les artistes aussi ont démontré leur loyauté au président : le concert final a été ouvert par le chœur de l’opéra, avec le « Gloria » de l’opéra Aïda. Les artistes suivants ont chanté pour la Patrie et la "révolution", quand le ballet national géorgien exécutaient la danse de guerre « Khoroumi », comme l’année précédente.

Cependant, les « Soukhichvilebi » avaient cette fois laissé les flambeaux de côté et la cérémonie, plus modeste cette année, s’est arrêté après 45 minutes avec un feu d’artifice.

La proximité des artistes avec la politique, manifestée ici, est un phénomène bien connu de l’époque soviétique. En Géorgie contemporaine, il n’est pas non plus inhabituel de confier l’organisation de fêtes politiques publiques, telle la cérémonie d’investiture de Saakachvili en janvier 2004, à des metteurs en scène de théâtre.

Mais, différence majeure, comme le montre l’exemple des anniversaires de la "révolution des roses" : de nos jours, la participation physique des masses laborieuses n’est plus nécessaire, la mise en scène est produite pour les caméras.

Anges

Mais tous les artistes ne soutiennent pas Saakachvili. Deux jours après l’anniversaire de la "révolution des roses", on jouait au théâtre national Rustaveli « Le Soldat, l’amour, le garde du Corps et… le président », mise en scène de Robert Stouroua, critique ouverte du gouvernement et de la société.

Dans le premier acte, nous voyons un jeune soldat, marqué par la guerre qui, en clopinant sur des béquilles, interprète sans cesse en criant l’hymne national actuel, celui qui fût introduit par Saakachvili lors de sa cérémonie d’investiture. Jusqu’à ce qu’il tombe sur des anges, pour une quelconque raison envoyés par Dieu en Géorgie.

Les anges, qui cherchent à s’assurer les uns les autres de leur lieu d’arrivée (« Sakartvelo ! », « Georgia ? »), en quoi le soldat leur vient en aide en leur donnant des noms de villes, paniquent lors de l’évocation de la ville natale de Staline, Gori, alors qu’au même instant un projecteur illumine la statue à taille humaine du dictateur, laquelle observera les évènements d’en haut jusqu’à la fin du spectacle.

Ce qui suite est le combat du soldat avec le chef des anges, qui à répétition soigne la jambe du premier, puis la lui recasse, et lui commence le récit d’une histoire drôle sans jamais le terminer. Les doigts se touchant, de l’allégorie de Michel-Ange « Création d’Adam », sont aussi ironiquement cités.

Finalement les trois anges qui avaient accompagné leur chef en Géorgie seront renvoyés par un décret d’en haut, exposés à la mendicité. Faisant transition avec la deuxième partie du spectacle, ils y reviendront en tant que secrétaires à la cour du président, réapparaissant de leur oubli par la trappe. A leur place, leur chef emmène avec lui la femme du soldat au ciel, laquelle laisse son nourrisson à son mari. Le soldat aussi, désormais avec une poussette, travaillera dans le second acte pour le président.

A la cour du président paranoïaque – l’acteur qui interprète ce dernier présente une ressemblance physique frappante avec Saakachvili –, on introduit le nouveau garde du corps, neveu d’un ministre. Non, il ne parle pas anglais, mais l’apprend, répond-il aux interrogations du président quand à ses compétences linguistiques. Cette allusion, comme d’autres, rend clair que la mise en scène vise des sujets actuels en Géorgie. Y est problématisée la paranoïa d’un dictateur incompétent et manipulable, dont le garde du corps arrête brutalement le dentiste lorsque celui-ci veut administrer au président une injection d’anesthésiant.

Pendant la scène sifflent les bombes et fusent les tirs, mais la cour les ignore. L’ennemi attaquant de l’extérieur est recherché à l’intérieur ; on casse les doigts du dentiste, déclaré traître à la patrie, puis on l’exécute. Il ne sera pas la seule victime ; plus tard, le garde du corps exécute la cour tout entière, lui-même et le président inclus. Un seul personnage reste vivant à l’Etat, il se couronne lui-même avec des ailes d’ange.

Saakachvili comme dictateur donc ? La mise en scène du grand maître du théâtre géorgien se laisse comprendre ainsi. Pourtant, le fait qu’une telle représentation puisse avoir lieu dans un théâtre national montre que la Géorgie d’aujourd’hui est encore loin du modèle des dictatures d’Amérique du Sud suggéré par Stouroua. De loin plus intéressantes sont les nombreuses petites allusions à la réalité contemporaine, comme le militarisme ou la folie des changements ; encore les allégories des anges.

Stouroua est parfois critiqué pour ce travail théâtral et les problèmes financiers du théâtre se sont multipliés depuis la première du 27 novembre 2005. L’auteur de la pièce, Lacha Bougadze, est particulièrement insatisfait, expliquant que les deux parties ont été tirées d’un cycle de 25 minis drames, et sorties de leur contexte. Elles auraient chacune été conçues pour une mise en scène d’une quinzaine de minutes, et non pour un programme de soirée de presque trois heures. En outre, les textes auraient été écrits dès 1998, et appartiendraient donc à une autre époque politique, explique Bougadze. Et, faisant allusion à la popularité de Stouroua auprès du public russe, il ajoute : « Au fond, je n’ai pas envie de me rire de mon président aux côtés des Russes. »

A propos de Birgit Kuch : http://www.uni-leipzig.de/ral/gchuman/index.php?option=com_content&task=view&id=218&Itemid=63&lang=english

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